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полная версияLe Collier de la Reine, Tome I

Александр Дюма
Le Collier de la Reine, Tome I

Chapitre XLV
Où mademoiselle Oliva commence à se demander ce que l'on veut faire d'elle

Si monsieur Beausire eût bien voulu s'en rapporter à ses yeux qui étaient excellents, au lieu de faire travailler son esprit que tout aveuglait alors, monsieur de Beausire se fût épargné beaucoup de chagrins et de déceptions.

En effet, c'était bien mademoiselle Oliva qu'il avait vue dans le carrosse, aux côtés d'un homme qu'il n'avait pas reconnu en ne le regardant qu'une fois, et qu'il eût reconnu en le regardant deux fois; Oliva, qui le matin avait été comme d'habitude faire sa promenade dans le jardin du Luxembourg, et qui, au lieu de rentrer à deux heures pour dîner, avait rencontré, accosté, questionné cet étrange ami qu'elle s'était fait le jour du bal de l'Opéra.

En effet, au moment où elle payait sa chaise pour revenir, et souriait au cafetier du jardin dont elle était la pratique assidue, Cagliostro, débouchant d'une allée, était accouru vers elle et lui avait pris le bras.

Elle poussa un petit cri.

– Où allez-vous? dit-il.

– Mais, rue Dauphine, chez nous.

– Voilà qui va servir à souhait les gens qui vous y attendent, repartit le seigneur inconnu.

– Des gens… qui m'attendent… comment cela? Mais personne ne m'attend.

– Oh! si fait; une douzaine de visiteurs à peu près.

– Une douzaine de visiteurs! s'écria Oliva en riant; pourquoi pas un régiment tout de suite?

– Ma foi, c'eût été possible d'envoyer un régiment rue Dauphine qu'il y serait.

– Vous m'étonnez!

– Je vous étonnerai bien plus encore si je vous laisse aller rue Dauphine.

– Parce que?

– Parce que vous y serez arrêtée, ma chère.

– Arrêtée, moi?

– Assurément; ces douze messieurs qui vous attendent sont des archers expédiés par monsieur de Crosne.

Oliva frissonna: certaines gens ont toujours peur de certaines choses.

Néanmoins, se raidissant après une inspection de conscience un peu plus approfondie:

– Je n'ai rien fait, dit-elle. Pourquoi m'arrêterait-on?

– Pourquoi arrête-t-on une femme? Pour des intrigues, pour des niaiseries.

– Je n'ai point d'intrigues.

– Vous en avez peut-être bien eu?

– Oh! je ne dis pas.

– Bref, on a tort sans doute de vous arrêter; mais on cherche à vous arrêter, c'est le fait. Allons-nous toujours rue Dauphine?

Oliva s'arrêta pâle et troublée.

– Vous jouez avec moi comme un chat avec une pauvre souris, dit-elle. Voyons; si vous savez quelque chose, dites-le moi. N'est-ce pas à Beausire qu'on en veut?

Et elle arrêtait sur Cagliostro un regard suppliant.

– Peut-être bien. Je le soupçonnerais d'avoir la conscience moins nette que vous.

– Pauvre garçon!

– Plaignez-le, mais s'il est pris, ne l'imitez pas en vous laissant prendre à votre tour.

– Mais quel intérêt avez-vous à me protéger? Quel intérêt avez-vous à vous occuper de moi? Tenez, fit-elle hardiment, ce n'est pas naturel qu'un homme tel que vous…

– N'achevez pas, vous diriez une sottise; et les moments sont précieux, parce que les agents de monsieur de Crosne ne vous voyant pas rentrer, seraient capables de venir vous chercher ici.

– Ici! on sait que je suis ici?

– La belle affaire de le savoir; je le sais bien, moi! Je continue. Comme je m'intéresse à votre personne et vous veux du bien, le reste ne vous regarde pas. Vite, gagnons la rue d'Enfer. Mon carrosse vous y attend. Ah! vous doutez encore?

– Oui.

– Eh bien! nous allons faire une chose assez imprudente, mais qui vous convaincra une fois pour toutes, j'espère. Nous allons passer devant votre maison dans mon carrosse, et quand vous aurez vu ces messieurs de la police d'assez loin pour n'être pas prise, et d'assez près pour juger de leur disposition, eh bien! alors vous estimerez mes bonnes intentions ce qu'elles valent.

En disant ces mots, il avait conduit Oliva jusqu'à la grille de la rue d'Enfer. Le carrosse s'était rapproché, avait reçu le couple et conduit Cagliostro et Oliva dans la rue Dauphine, à l'endroit où Beausire les avait aperçus tous deux.

Certes, s'il eût crié à ce moment, s'il eût suivi la voiture, Oliva eût out fait pour se rapprocher de lui, pour le sauver, poursuivi, ou se sauver avec lui, libre.

Mais Cagliostro vit ce malheureux, détourna l'attention d'Oliva en lui montrant la foule qui déjà s'attroupait par curiosité autour du guet.

Du moment où Oliva eut distingué les soldats de la police et sa maison envahie, elle se jeta dans les bras de son protecteur avec un désespoir qui eût attendri tout autre homme que cet homme de fer.

Lui se contenta de serrer la main de la jeune femme et de la cacher elle-même en abaissant le store.

– Sauvez-moi! sauvez-moi! répétait pendant ce temps la pauvre fille.

– Je vous le promets, dit-il.

– Mais puisque vous dites que ces hommes de police savent tout, ils me trouveront toujours.

– Non pas, non pas; à l'endroit où vous serez, nul ne vous découvrira; car si l'on vient vous prendre chez vous, on ne viendra pas vous prendre chez moi.

– Oh! fit-elle avec effroi, chez vous… nous allons chez vous?

– Vous êtes folle, répliqua-t-il; on dirait que vous ne vous souvenez plus de ce dont nous sommes convenus. Je ne suis pas votre amant, ma belle, et ne veux pas l'être.

– Alors, c'est la prison que vous m'offrez?

– Si vous préférez l'hôpital, vous êtes libre.

– Allons, répliqua-t-elle épouvantée, je me livre à vous; faites de moi ce que vous voudrez.

Il la conduisit rue Neuve-Saint-Gilles, dans cette maison où nous l'avons vu recevoir Philippe de Taverney.

Quand il l'eut installée loin du domestique et de toute surveillance, dans un petit appartement, au deuxième étage:

– Il importe que vous soyez plus heureuse que vous n'allez être ici.

– Heureuse! Comment cela? fit-elle, le cœur gros. Heureuse, sans liberté, sans la promenade! C'est si triste ici. Pas même de jardin. J'en mourrai.

Et elle jetait un coup d'œil vague et désespéré sur l'extérieur.

– Vous avez raison, dit-il, je veux que vous ne manquiez de rien; vous seriez mal ici, et d'ailleurs mes gens finiraient par vous voir et vous gêner.

– Ou par me vendre, ajouta-t-elle.

– Quant à cela, ne craignez rien, mes gens ne vendent que ce que je leur achète, ma chère enfant; mais pour que vous ayez toute la tranquillité désirable, je vais m'occuper de vous procurer une autre demeure.

Oliva se montra un peu consolée par ces promesses. D'ailleurs le séjour de son nouvel appartement lui plut. Elle y trouva l'aisance et des livres amusants.

Son protecteur la quitta en lui disant:

– Je ne veux point vous prendre par la famine, chère enfant. Si vous voulez me voir, sonnez-moi, j'arriverai tout de suite, si je me trouve chez moi, ou sitôt mon retour, si je suis sorti.

Il lui baisa la main et la quitta.

– Ah! cria-t-elle, faites-moi surtout avoir des nouvelles de Beausire.

– Avant tout, lui répondit le comte.

Et il l'enferma dans sa chambre.

Puis, en descendant l'escalier, rêveur:

– Ce sera, dit-il, une profanation que de la loger dans cette maison de la rue Saint-Claude. Mais il faut que nul ne la voie, et dans cette maison nul ne la verra. S'il faut, au contraire, qu'une seule personne l'aperçoive, cette personne l'apercevra dans cette seule maison de la rue Saint-Claude. Allons, encore ce sacrifice. Éteignons cette dernière étincelle du flambeau qui brûla autrefois.

Le comte prit un large surtout, chercha des clefs dans son secrétaire, en choisit plusieurs, qu'il regarda d'un air attendri, et sortit seul à pied de son hôtel, en remontant la rue Saint-Louis du Marais.

Chapitre XLVI
La maison déserte

Monsieur de Cagliostro arriva seul à cette ancienne maison de la rue Saint-Claude, que nos lecteurs ne doivent pas avoir tout à fait oubliée. La nuit tombait comme il s'arrêtait en face de la porte, et l'on n'apercevait plus que quelques rares passants sur la chaussée du boulevard.

Les pas d'un cheval retentissant dans la rue Saint-Louis, une fenêtre qui se fermait avec un bruit de vieilles ferrures, le grincement des barres de la massive porte cochère après le retour du maître de l'hôtel voisin, voici les seuls mouvements de ce quartier à l'heure où nous parlons.

Un chien aboyait, ou plutôt hurlait, dans le petit enclos du couvent, et une bouffée de vent attiédi roulait jusque dans la rue Saint-Claude les trois quarts mélancoliques de l'heure sonnant à Saint-Paul.

C'était neuf heures moins un quart.

Le comte arriva, comme nous avons dit, en face de la porte cochère, tira de dessous sa houppelande une grosse clef, broya pour la faire entrer dans la serrure une foule de débris qui s'y étaient réfugiés, poussés par les vents depuis plusieurs années.

La paille sèche, dont un fétu s'était introduit dans l'ogivique entrée de la serrure; la petite graine, qui courait vers le midi pour devenir une ravenelle ou une mauve, et qui un jour se trouva emprisonnée dans ce sombre réservoir; l'éclat de pierre envolé du bâtiment voisin; les mouches casernées depuis dix ans dans cet hôpital de fer, et dont les cadavres avaient fini par combler la profondeur; tout cela cria et se moulut en poussière sous la pression de la clef.

Une fois que la clef eut accompli ses évolutions dans la serrure, il ne s'agit plus que d'ouvrir la porte.

Mais le temps avait fait son œuvre. Le bois s'était gonflé dans les jointures, la rouille avait mordu dans les gonds. L'herbe avait poussé dans tous les interstices du pavé, verdissant le bas de la porte de ses humides émanations; partout une espèce de mastic pareil aux constructions des hirondelles calfeutrait chaque interstice, et les vigoureuses végétations des madrépores terrestres, superposant leurs arcades, avaient masqué le bois sous la chair vivace de leurs cotylédons.

 

Cagliostro sentit la résistance; il appuya le poing, puis le coude, puis l'épaule, et enfonça toutes ces barricades qui cédèrent l'une après l'autre avec un craquement de mauvaise humeur.

Quand cette porte s'ouvrit, toute la cour apparut désolée, moussue comme un cimetière, aux yeux de Cagliostro.

Il referma la porte derrière lui, et ses pas s'imprimèrent dans le chiendent rétif et dru qui avait envahi l'aire des pavés eux-mêmes.

Nul ne l'avait vu entrer, nul ne le voyait dans l'enceinte de ces murs énormes. Il put s'arrêter un moment et rentrer peu à peu dans sa vie passée comme il venait de rentrer dans sa maison.

L'une était désolée et vide, l'autre ruinée et déserte.

Le perron, de douze marches, n'avait plus que trois degrés entiers.

Les autres, minés par le travail de l'eau des pluies, par le jeu des pariétaires et des pavots envahisseurs, avaient d'abord chancelé puis roulé loin de leurs attaches. En tombant, les pierres s'étaient brisées, l'herbe avait monté sur les ruines et planté fièrement, comme les étendards de la dévastation, ses panaches au-dessus d'elles.

Cagliostro monta le perron tremblant sous ses pieds, et à l'aide d'une seconde clef, pénétra dans l'antichambre immense.

Là seulement il alluma une lanterne dont il avait pris soin de se munir; mais si soigneusement qu'il eût allumé la bougie, l'haleine sinistre de la maison l'éteignit du premier coup.

Le souffle de la mort réagissait violemment contre la vie; l'obscurité tuait la lumière.

Cagliostro ralluma sa lanterne et continua son chemin.

Dans la salle à manger, les dressoirs moisis dans leurs angles avaient presque perdu la forme première, les dalles visqueuses n'en retenaient plus le pied. Toutes les portes intérieures étaient ouvertes, laissant la pensée pénétrer librement avec la vue dans ces profondeurs funèbres où elles avaient déjà laissé passer la mort.

Le comte sentit comme un frisson hérisser sa chair, car, à l'extrémité du salon, là où jadis commençait l'escalier, un bruit s'était fait entendre.

Ce bruit, autrefois, annonçait une chère présence, ce bruit éveillait dans tous les sens du maître de cette maison la vie, l'espoir, le bonheur. Ce bruit, qui ne représentait rien à l'heure présente, rappelait tout dans le passé.

Cagliostro, le sourcil froncé, la respiration lente, la main froide, se dirigea vers la statue d'Harpocrate, près de laquelle jouait le ressort de l'ancienne porte de communication, lien mystérieux, insaisissable, qui unissait la maison connue à la maison secrète.

Le ressort fonctionna sans peine, quoique les boiseries vermoulues tremblassent à l'entour. Mais à peine le comte eut-il posé le pied sur l'escalier secret, que ce bruit étrange recommença de se faire entendre. Cagliostro étendit sa main avec sa lanterne pour en découvrir la cause: il ne vit qu'une grosse couleuvre qui descendait lentement l'escalier et fouettait de sa queue chaque marche sonore.

Le reptile attacha tranquillement son œil noir sur Cagliostro, puis se glissa dans le premier trou de la boiserie et disparut.

Sans doute c'était le génie de la solitude.

Le comte poursuivit sa marche.

Partout dans cette ascension l'accompagnait un souvenir, ou, pour mieux dire, une ombre; et lorsque sur les parois la lumière dessinait une silhouette mobile, le comte tressaillait, pensant que son ombre à lui était une ombre étrangère ressuscitée pour faire, elle aussi, la visite du mystérieux séjour.

Ainsi marchant, ainsi rêvant, il arriva jusqu'à la plaque de cette cheminée qui servait de passage entre la chambre des armes de Balsamo et la retraite parfumée de Lorenza Feliciani.

Les murs étaient nus, les chambres vides. Dans le foyer encore béant gisait un amas énorme de cendres, parmi lesquelles scintillaient quelques petits lingots d'or et d'argent.

Cette cendre fine, blanche et parfumée, c'était le mobilier de Lorenza que Balsamo avait brûlé jusqu'à la dernière parcelle; c'étaient les armoires d'écaille, le clavecin et la corbeille de bois de rose, le beau lit diapré de porcelaines de Sèvres, dont on retrouvait la poussière micacée pareille à celle de la poudre de marbre; c'étaient les moulures et les ornements de métal fondus au grand feu hermétique; c'étaient les rideaux et les tapis de brocard de soie; c'étaient les boîtes d'aloès et de santal dont l'odeur pénétrante s'exhalant par les cheminées, lors de l'incendie, avait parfumé toute la zone de Paris sur laquelle avait passé la fumée; en sorte que durant deux jours les passants avaient levé la tête pour respirer ces arômes étranges mêlés à notre air parisien; en sorte que le courtaud du quartier des Halles et la grisette du quartier Saint-Honoré avaient vécu enivrés de ces arômes violents et enflammés que la brise enlève aux rampes du Liban et aux plaines de la Syrie.

Ces parfums, disons-nous, la chambre déserte et froide les gardait encore. Cagliostro se baissa, prit une pincée de cendres, la respira longtemps avec une passion sauvage.

– Ainsi puissé-je, murmura-t-il, absorber un reste de cette âme qui, autrefois, se communiquait à cette poussière.

Puis il revit les barreaux de fer, la tristesse de la cour voisine, et par l'escalier, les hautes déchirures que l'incendie avait faites à cette maison intérieure, dont il avait dévoré l'étage supérieur.

Spectacle sinistre et beau! La chambre d'Althotas avait disparu; il ne restait des murs que sept à huit crénelures sur lesquelles le feu avait promené ses langues qui dévorent et noircissent.

Pour quiconque eût ignoré l'histoire douloureuse de Balsamo et de Lorenza, il était impossible de ne pas déplorer cette ruine. Tout dans cette maison respirait la grandeur abaissée, la splendeur éteinte, le bonheur perdu.

Cagliostro s'imprégna donc de ces rêves. L'homme descendit des hauteurs de sa philosophie pour se repétrir dans ce peu d'humanité tendre qu'on appelle les sentiments du cœur, et qui ne sont pas du raisonnement.

Après avoir évoqué les doux fantômes de la solitude et fait la part du ciel, il croyait en être quitte avec la faiblesse humaine, lorsque ses yeux s'arrêtèrent sur un objet encore brillant parmi tout ce désastre et toutes ces misères.

Il se baissa et vit dans la rainure du parquet, à moitié ensevelie sous la poussière, une petite flèche d'argent qui semblait récemment tombée des cheveux d'une femme.

C'était une de ces épingles italiennes comme les dames de ce temps aimaient à en choisir pour retenir les anneaux de la chevelure, devenue trop lourde quand elle était poudrée.

Le philosophe, le savant, le prophète, le contempteur de l'humanité, celui qui voulait que le ciel lui-même comptât avec lui, cet homme qui avait refoulé tant de douleurs chez lui et tiré tant de gouttes de sang du cœur des autres, Cagliostro l'athée, le charlatan, le sceptique rieur, ramassa cette épingle, l'approcha de ses lèvres, et, bien sûr qu'on ne pouvait le voir, il laissa une larme monter jusqu'à ses yeux en murmurant:

– Lorenza!

Et puis ce fut tout. Il y avait du démon dans cet homme.

Il cherchait la lutte, et, pour son propre bonheur, l'entretenait en lui.

Après avoir baisé ardemment cette relique sacrée, il ouvrit la fenêtre, passa son bras à travers les barreaux et lança le frêle morceau de métal dans l'enclos du couvent voisin, dans les branches, dans l'air, dans la poussière, on ne sait où.

Il se punissait ainsi d'avoir fait usage de son cœur.

«Adieu! dit-il à l'insensible objet qui se perdait peut-être pour jamais. Adieu, souvenir qui m'était envoyé pour m'attendrir, pour m'amoindrir sans doute. Désormais, je ne penserai plus qu'à la terre.

«Oui, cette maison va être profanée. Que dis-je? elle l'est déjà! J'ai rouvert les portes, j'ai apporté la lumière aux murailles, j'ai vu l'intérieur du tombeau, j'ai fouillé la cendre de la mort.

«Profanée est donc la maison! Qu'elle le soit tout à fait et pour un bien quelconque!

«Une femme encore traversera cette cour, une femme appuiera ses pieds sur l'escalier, une femme chantera peut-être sous cette voûte où vibre encore le dernier soupir de Lorenza!

«Soit. Mais toutes ces profanations auront lieu dans un but, dans le but de servir ma cause. Si Dieu y perd, Satan ne fera qu'y gagner.»

Il posa sa lanterne sur l'escalier.

– Toute cette cage d'escalier, dit-il, tombera. Toute cette maison intérieure tombera aussi. Le mystère s'envolera, l'hôtel restera cachette et cessera d'être sanctuaire.

Il écrivit à la hâte sur ses tablettes les lignes suivantes:

«À monsieur Lenoir, mon architecte:

Nettoyer cour et vestibule; restaurer remises et écuries; démolir le pavillon intérieur; réduire l'hôtel à deux étages: huit jours.»

– Maintenant, dit-il, voyons si l'on aperçoit bien d'ici la fenêtre de la petite comtesse.

Il s'approcha d'une fenêtre située au second étage de l'hôtel.

On embrassait de là toute la façade opposée de la rue Saint-Claude par-dessus la porte cochère.

En face, à soixante pieds au plus, on voyait le logement occupé par Jeanne de La Motte.

– C'est infaillible, les deux femmes se verront, dit Cagliostro. Bien.

Il reprit sa lanterne et descendit l'escalier.

Une grande heure après, il était rentré chez lui et envoyait son devis à l'architecte.

Il faut dire que dès le lendemain cinquante ouvriers avaient envahi l'hôtel, que le marteau, la scie et les pics résonnaient partout, que l'herbe amassée en gros tas commençait à fumer dans un coin de la cour, et que le soir, à sa rentrée, le passant, fidèle à son inspection quotidienne, vit un gros rat pendu par une patte au bas d'un cerceau dans la cour, au milieu d'un cercle de manœuvres, maçons, qui raillaient sa moustache grisonnante et son embonpoint vénérable.

Le silencieux habitant de l'hôtel avait été muré dans son trou par la chute d'une pierre de taille. À demi mort quand la grue releva cette pierre, il fut saisi par la queue et sacrifié aux divertissements des jeunes Auvergnats gâcheurs de plâtre; soit honte, soit asphyxie, il en mourut.

Le passant lui fit cette oraison funèbre:

– En voilà un qui avait été heureux dix ans!

Sic transit gloria mundi 8

La maison en huit jours fut restaurée comme Cagliostro l'avait commandé à l'architecte.

Chapitre XLVII
Jeanne protectrice

Monsieur le cardinal de Rohan reçut, deux jours après sa visite à Bœhmer, un billet ainsi conçu:

«Son Éminence, monsieur le cardinal de Rohan, sait sans doute où il soupera ce soir.»

– De la petite comtesse, dit-il en flairant le papier. J'irai.

Voici à quel propos madame de La Motte demandait cette entrevue au cardinal.

Des cinq laquais mis à son service par Son Éminence, elle en avait distingué un, cheveux noirs, yeux bruns, le teint fleuri du sanguin mêlé à la solide carnation du bilieux. C'étaient, pour l'observatrice, tous les symptômes d'une organisation active, intelligente et opiniâtre.

Elle fit venir cet homme, et, en un quart d'heure, elle obtint de sa docilité, de sa perspicacité, tout ce qu'elle en voulait tirer.

Cet homme suivit le cardinal et rapporta qu'il avait vu Son Éminence aller deux fois en deux jours chez messieurs Bœhmer et Bossange.

Jeanne en savait assez. Un homme tel que monsieur de Rohan ne marchande pas. D'habiles marchands comme Bœhmer ne laissent pas aller l'acheteur. Le collier devait être vendu.

Vendu par Bœhmer.

Acheté par monsieur de Rohan! et ce dernier n'en aurait pas sonné un mot à sa confidente, à sa maîtresse!

Le symptôme était grave. Jeanne plissa son front, pinça ses lèvres fines, et adressa au cardinal le billet que nous avons lu.

Monsieur de Rohan vint le soir. Il s'était fait précéder d'un panier de Tokay et de quelques raretés, absolument comme s'il allait souper chez la Guimard ou chez mademoiselle Dangeville.

La nuance n'échappa pas plus à Jeanne que tant d'autres ne lui avaient échappé; elle affecta de ne rien faire servir de ce qu'avait envoyé le cardinal; puis, ouvrant avec lui la conversation avec une certaine tendresse, lorsqu'ils furent seuls:

– En vérité, monseigneur, dit-elle, une chose m'afflige considérablement.

 

– Oh! laquelle, comtesse? fit monsieur de Rohan avec cette affectation de contrariété qui n'est pas toujours signe que l'on est contrarié véritablement.

– Eh bien! monseigneur, la cause de ma contrariété, c'est de voir, non pas que vous ne m'aimez plus, vous ne m'avez jamais aimée…

– Oh! comtesse, que dites-vous là!

– Ne vous excusez pas, monseigneur, ce serait du temps perdu.

– Pour moi, dit galamment le cardinal.

– Non, pour moi, répondit nettement madame de La Motte. D'ailleurs…

– Oh! comtesse, fit le cardinal.

– Ne vous désolez pas, monseigneur, cela m'est parfaitement indifférent.

– Que je vous aime ou que je ne vous aime pas?

– Oui.

– Et pourquoi cela vous est-il indifférent?

– Mais parce que je ne vous aime pas, moi.

– Comtesse, savez-vous que ce n'est point obligeant ce que vous me faites l'honneur de me dire là.

– En effet, il est vrai que nous ne débutons point par des douceurs; c'est un fait, constatons le.

– Quel fait?

– Que je ne vous ai jamais plus aimé, monseigneur, que vous ne m'avez aimée vous-même.

– Oh! quant à moi, il ne faut pas dire cela, s'écria le prince avec un accent de presque vérité. J'ai eu pour vous beaucoup d'affection, comtesse. Ne me logez donc pas à la même enseigne que vous.

– Voyons, monseigneur, estimons-nous assez l'un et l'autre pour nous dire la vérité.

– Et la vérité, quelle est-elle?

– Il y a entre nous un lien bien autrement fort que l'amour.

– Lequel?

– L'intérêt.

– L'intérêt? Fi! comtesse.

– Monseigneur, je vous dirai, comme le paysan normand disait de la potence à son fils: si tu en es dégoûté, n'en dégoûte pas les autres. Fi! de l'intérêt, monseigneur. Comme vous y allez!

– Eh bien! donc, voyons, comtesse: supposons que nous soyons intéressés, en quoi puis-je servir vos intérêts et vous les miens?

– D'abord, monseigneur, et avant toute chose, il me prend envie de vous faire une querelle.

– Faites, comtesse.

– Vous avez manqué de confiance envers moi, c'est-à-dire d'estime.

– Moi! Et quand cela, je vous prie?

– Quand? Nierez-vous qu'après m'avoir tiré habilement de l'esprit des détails que je mourais d'envie de vous donner…

– Sur quoi, comtesse?

– Sur le goût de certaine grande dame pour certaine chose; vous vous êtes mis en mesure de satisfaire ce goût sans m'en parler.

– Tirer des détails, deviner le goût de certaine dame pour certaine chose, satisfaire ce goût! Comtesse, en vérité vous êtes une énigme, un sphinx. Ah! j'avais bien vu la tête et le cou de la femme, mais je n'avais pas encore vu les griffes du lion. Il paraît que vous allez me les montrer, soit.

– Eh! non, je ne vous montrerai rien du tout, monseigneur, attendu que vous n'avez plus envie de rien voir. Je vous donnerai purement et simplement le mot de l'énigme: les détails, c'est ce qui s'était passé à Versailles; le goût de certaine dame, c'est la reine; et la satisfaction donnée à ce goût de la reine, c'est l'achat que vous avez fait hier à messieurs Bœhmer et Bossange de leur fameux collier.

– Comtesse! murmura le cardinal, tout vacillant et tout pâle.

Jeanne attacha sur lui son plus clair regard.

– Voyons, dit-elle, pourquoi me regarder ainsi d'un air tout effaré, est-ce que vous n'avez point hier passé marché avec les joailliers du quai de l'École?

Un Rohan ne ment pas, même avec une femme. Le cardinal se tut.

Et comme il allait rougir, sorte de déplaisir qu'un homme ne pardonne jamais à la femme qui le cause, Jeanne se hâta de lui prendre la main.

– Pardon, mon prince, dit-elle, j'ai hâte de vous dire en quoi vous vous trompiez sur moi. Vous m'avez crue sotte et méchante?

– Oh! oh! comtesse.

– Enfin…

– Pas un mot de plus; laissez-moi parler à mon tour. Je vous persuaderai peut-être, car, dès aujourd'hui, je vois clairement à qui j'ai affaire. Je m'attendais à trouver en vous une jolie femme, une femme d'esprit, une maîtresse charmante, vous êtes mieux que cela. Écoutez.

Jeanne se rapprocha du cardinal, laissant sa main dans ses mains.

– Vous avez bien voulu être ma maîtresse, mon amie, sans m'aimer. Vous me l'avez dit vous-même, poursuivit monsieur de Rohan.

– Et je vous le redis encore, fit madame de La Motte.

– Vous avez un but, alors?

– Assurément.

– Le but, comtesse?

– Vous avez besoin que je vous l'explique?

– Non, je le touche du doigt. Vous voulez faire ma fortune. N'est-il pas sûr qu'une fois ma fortune faite, mon premier soin sera d'assurer la vôtre? Est-ce bien cela, et me suis-je trompé?

– Vous ne vous êtes pas trompé, monseigneur, et c'est bien cela. Seulement, croyez-moi sans phrases, ce but-là je ne l'ai pas poursuivi au milieu des antipathies et des répugnances, la route a été agréable.

– Vous êtes une aimable femme, comtesse, et c'est tout plaisir que de causer affaires avec vous. Je disais donc que vous avez deviné juste. Vous savez que j'ai quelque part un respectueux attachement?

– Je l'ai vu au bal de l'Opéra, mon prince.

– Cet attachement ne sera jamais partagé. Oh! Dieu me garde de le croire!

– Eh! fit la comtesse, une femme n'est pas toujours reine, et vous valez bien, que je sache, monsieur le cardinal Mazarin.

– C'était un fort bel homme aussi, dit en riant monsieur de Rohan.

– Et un excellent premier ministre, repartit Jeanne avec le plus grand calme.

– Comtesse, avec vous c'est peine perdue de penser, c'est vingt fois surabondant de dire. Vous pensez et vous parlez pour vos amis. Oui, je tends à devenir premier ministre. Tout m'y pousse: la naissance, l'habitude des affaires, certaine bienveillance que me témoignent les cours étrangères, beaucoup de sympathie qui m'est accordée par le peuple français.

– Tout enfin, dit Jeanne, excepté une chose.

– Excepté une répugnance, voulez-vous dire?

– Oui, de la reine; et cette répugnance, c'est le véritable obstacle. Ce qu'elle aime, la reine, il faut toujours que le roi finisse par l'aimer; ce qu'elle hait, il le déteste d'avance.

– Et elle me hait?

– Oh!

– Soyons francs. Je ne crois pas qu'il nous soit permis de rester en si beau chemin, comtesse.

– Eh bien! monseigneur, la reine ne vous aime pas.

– Alors, je suis perdu! Il n'y a pas de collier qui tienne.

– Voilà en quoi vous pouvez vous tromper, prince.

– Le collier est acheté!

– Au moins la reine verra-t-elle que si elle ne vous aime pas, vous l'aimez, vous.

– Oh! comtesse!

– Vous savez, monseigneur, que nous sommes convenus d'appeler les choses par leur nom.

– Soit. Vous dites donc que vous ne désespérez pas de me voir un jour premier ministre?

– J'en suis sûre.

– Je m'en voudrais de ne pas vous demander quelles sont vos ambitions.

– Je vous les dirai, prince, quand vous serez en état de les satisfaire.

– C'est parler, cela, je vous attends à ce jour.

– Merci; maintenant, soupons.

Le cardinal prit la main de Jeanne, et la serra comme Jeanne avait tant désiré que sa main fût serrée quelques jours avant. Mais ce temps était passé.

Elle retira sa main.

– Eh bien! comtesse?

– Soupons, vous dis-je, monseigneur.

– Mais je n'ai plus faim.

– Alors, causons.

– Mais je n'ai plus rien à dire.

– Alors, quittons-nous.

– Voilà, dit-il, ce que vous appelez notre alliance. Vous me congédiez?

– Pour être vraiment l'un à l'autre, dit-elle, monseigneur, soyons tout à fait l'un et l'autre à nous-mêmes.

– Vous avez raison, comtesse; pardon de m'être encore trompé cette fois sur votre compte. Oh! je vous jure bien que ce sera la dernière.

Il lui reprit la main et la baisa si respectueusement, qu'il ne vit pas le sourire narquois, diabolique, de la comtesse, au moment où ces mots avaient retenti: «Ce sera la dernière fois que je me tromperai sur votre compte.»

Jeanne se leva, reconduisit le prince jusqu'à l'antichambre. Là, il s'arrêta, et tout bas:

– La suite, comtesse?

– C'est tout simple.

– Que ferai-je?

– Rien. Attendez-moi.

– Et vous irez?

– À Versailles.

– Quand?

– Demain.

– Et j'aurai réponse?

– Tout de suite.

– Allons, ma protectrice, je m'abandonne à vous.

– Laissez-moi faire.

Elle rentra sur ce mot chez elle, se mit au lit, et considérant vaguement le bel Endymion de marbre qui attendait Diane:

– Décidément, la liberté vaut mieux, murmura-t-elle.

FIN DU TOME I
8«Ainsi passe la gloire du monde».
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