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полная версияLe Collier de la Reine, Tome I

Александр Дюма
Le Collier de la Reine, Tome I

Chapitre XXV
Sapho

Madame de La Motte, qui ne s'oubliait pas, elle, tira le prélat de la rêverie.

– Où me conduit cette voiture? dit-elle.

– Comtesse, s'écria le cardinal, ne craignez rien: vous êtes partie de votre maison, eh bien! le carrosse vous y ramène.

– Ma maison!.. du faubourg?

– Oui, comtesse… Une bien petite maison pour contenir tant de charmes.

En disant ces mots, le prince saisit une des mains de Jeanne et l'échauffa d'un baiser galant.

Le carrosse s'arrêta devant la petite maison où tant de charmes allaient essayer de tenir.

Jeanne sauta légèrement en bas de la voiture; le cardinal se préparait à l'imiter.

– Ce n'est pas la peine, monseigneur, lui dit tout bas ce démon femelle.

– Comment, comtesse, ce n'est pas la peine de passer quelques heures avec vous?

– Et dormir, monseigneur? dit Jeanne.

– Je crois bien que vous trouverez plusieurs chambres à coucher chez vous, comtesse.

– Pour moi, oui; mais pour vous…

– Pour moi, non?

– Pas encore, dit-elle d'un air si gracieux et si provocant que le refus valait une promesse.

– Adieu donc, répliqua le cardinal, si vivement piqué au jeu qu'il oublia un moment toute la scène du bal.

– Au revoir, monseigneur.

– Au fait, je l'aime mieux ainsi, dit-il en partant.

Jeanne entra seule dans sa maison nouvelle.

Six laquais, dont le sommeil avait été interrompu par le marteau du coureur, s'alignèrent dans le vestibule.

Jeanne les regarda tous avec cet air de supériorité calme que la fortune ne donne pas à tous les riches.

– Et les femmes de chambre? dit-elle.

L'un des valets s'avança respectueusement.

– Deux femmes attendent madame dans la chambre, dit-il.

– Appelez-les.

Le valet obéit. Deux femmes entrèrent quelques minutes après.

– Où couchez-vous d'ordinaire? leur demanda Jeanne.

– Mais… nous n'avons pas encore d'habitude, répliqua la plus âgée; nous coucherons où il plaira à madame.

– Les clefs des appartements?

– Les voici, madame.

– Bien, pour cette nuit, vous coucherez hors de la maison.

Les femmes regardèrent leur maîtresse avec surprise.

– Vous avez un gîte dehors?

– Sans doute, madame, mais il est un peu tard; toutefois, si madame veut être seule…

– Ces messieurs vous accompagneront, ajouta la comtesse en congédiant les six valets, plus satisfaits encore que les femmes de chambre.

– Et… quand reviendrons-nous? dit l'un d'eux avec timidité.

– Demain à midi.

Les six valets et les deux femmes se regardèrent un instant; puis, tenus en échec par l'œil impérieux de Jeanne, ils se dirigèrent vers la porte.

Jeanne les reconduisit, les mit dehors, et avant de fermer la porte:

– Reste-t-il encore quelqu'un dans la maison? dit-elle.

– Mon Dieu! non, madame, il ne restera personne. C'est impossible que madame demeure ainsi abandonnée; au moins faut-il qu'une femme veille dans les communs, dans les offices, n'importe où, mais qu'elle veille.

– Je n'ai besoin de personne.

– Il peut survenir le feu, madame peut se trouver mal.

– Bonne nuit, allez tous.

Elle tira sa bourse:

– Et voilà pour que vous étrenniez mon service, dit-elle.

Un murmure joyeux, un remerciement de valets de bonne compagnie, fut la seule réponse, le dernier mot des valets. Tous disparurent en saluant jusqu'à terre.

Jeanne les écouta de l'autre côté de la porte: ils se répétaient l'un à l'autre que le sort venait de leur donner une fantasque maîtresse.

Lorsque le bruit des voix et le bruit des pas se furent amortis dans le lointain, Jeanne poussa les verrous et dit d'un air triomphant:

– Seule! je suis seule ici chez moi!

Elle alluma un flambeau à trois branches aux bougies qui brûlaient dans le vestibule, et ferma également les verrous de la porte massive de cette antichambre.

Alors commença une scène muette et singulière qui eût bien vivement intéressé l'un de ces spectateurs nocturnes que les fictions du poète ont fait planer au-dessus des villes et des palais.

Jeanne visitait ses états; elle admirait, pièce à pièce, toute cette maison dont le moindre détail acquérait à ses yeux une immense valeur depuis que l'égoïsme du propriétaire avait remplacé la curiosité du passant.

Le rez-de-chaussée, tout calfeutré, tout boisé, renfermait la salle de bains, les offices, les salles à manger, trois salons et deux cabinets de réception.

Le mobilier de ces vastes chambres n'était pas riche comme celui de la Guimard, ou coquet comme celui des amies de M. de Soubise, mais il sentait son luxe de grand seigneur; il n'était pas neuf. La maison eût moins plu à Jeanne si elle eût été meublée de la veille exprès pour elle.

Toutes ces richesses antiques, dédaignées par les dames à la mode, ces merveilleux meubles d'ébène sculpté, ces lustres à girandoles de cristal, dont les branchages dorés lançaient du sein des bougies roses des lis brillants; ces horloges gothiques, chefs-d'œuvre de ciselure et d'émail; ces paravents brodés de figures chinoises, ces énormes potiches du Japon, gonflées de fleurs rares; ces dessus de porte en grisaille ou en couleurs de Boucher ou de Watteau, jetaient la nouvelle propriétaire dans d'indicibles extases.

Ici, sur une cheminée, deux tritons dorés soulevaient des gerbes de corail, aux branches desquelles s'accrochaient comme des fruits toutes les fantaisies de la joaillerie de l'époque. Plus loin, sur une console de bois doré à dessus de marbre blanc, un énorme éléphant de céladon, aux oreilles chargées de pendeloques de saphir, supportait une tour pleine de parfums et de flacons.

Des livres de femme dorés et enluminés brillaient sur des étagères de bois de rose à coins d'arabesques d'or.

Un meuble tout entier de fines tapisseries des Gobelins, chef-d'œuvre de patience qui avait coûté cent mille livres à la manufacture même, remplissait un petit salon gris et or, dont chaque panneau était une toile oblongue peinte par Vernet ou par Greuze. Le cabinet de travail était rempli des meilleurs portraits de Chardin, des plus fines terres cuites de Clodion.

Tout témoignait, non pas de l'empressement qu'un riche parvenu met à satisfaire sa fantaisie ou celle de sa maîtresse, mais du long, du patient travail de ces riches séculaires qui entassent sur les trésors de leurs pères des trésors pour leurs enfants.

Jeanne examina d'abord l'ensemble, elle dénombra les pièces; puis elle se rendit compte des détails.

Et comme son domino la gênait, et comme son corps de baleine la serrait, elle entra dans sa chambre à coucher, se déshabilla rapidement et revêtit un peignoir de soie ouatée, charmant habit que nos mères, peu scrupuleuses quand il s'agissait de nommer les choses utiles, avaient désigné par une appellation que nous ne pouvons plus écrire.

Frissonnante, demi-nue dans le satin qui caressait son sein et sa taille, sa jambe fine et nerveuse cambrée dans les plis de sa robe courte, elle montait hardiment les degrés, sa lumière à la main.

Familiarisée avec la solitude, sûre de n'avoir plus à redouter le regard même d'un valet, elle bondissait de chambre en chambre, laissant flotter au gré du vent qui sifflait sous les portes son fin peignoir de batiste relevé dix fois en dix minutes sur son genou charmant.

Et quand pour ouvrir une armoire elle élevait le bras, quand la robe s'écartant laissait voir la blanche rotondité de l'épaule jusqu'à la naissance du bras, que dorait un rutilant reflet de lumière familier aux pinceaux de Rubens, alors les esprits invisibles, cachés sous les tentures, abrités derrière les panneaux peints, devaient se réjouir d'avoir en leur possession cette charmante hôtesse qui croyait les posséder.

Une fois, après toutes ses courses, épuisée, haletante, sa bougie aux trois quarts consumée, elle rentra dans la chambre à coucher, tendue de satin bleu brodé de larges fleurs toutes chimériques.

Elle avait tout vu, tout compté, tout caressé du regard et du toucher; il ne lui restait plus à admirer qu'elle-même.

Elle posa la bougie sur un guéridon de Sèvres à galerie d'or; et, tout à coup, ses yeux s'arrêtèrent sur un Endymion de marbre, délicate et voluptueuse figure de Bouchardon, qui se renversait ivre d'amour sur un socle de porphyre rouge-brun.

Jeanne alla fermer la porte et les portières de sa chambre, tira les rideaux épais, revint en face de la statue, et dévora des regards ce bel amant de Phoebé qui lui donnait le dernier baiser en remontant vers le ciel.

Le feu rouge, réduit en braise, échauffait cette chambre, où tout vivait, excepté le plaisir.

Jeanne sentit ses pieds s'enfoncer doucement dans la haute laine si moelleuse du tapis; ses jambes vacillaient et pliaient sous elle, une langueur qui n'était pas la fatigue, ou le sommeil, pressait son sein et ses paupières avec la délicatesse d'un toucher d'amant, tandis qu'un feu qui n'était pas la chaleur de l'âtre montait de ses pieds à son corps et, en montant, tordait dans ses veines toute l'électricité vivante qui, chez la bête, s'appelle le plaisir, chez l'homme, l'amour.

En ce moment de sensations étranges, Jeanne s'aperçut elle-même dans un trumeau placé derrière l'Endymion. Sa robe avait glissé de ses épaules sur le tapis. La batiste si fine avait, entraînée par le satin plus lourd, descendu jusqu'à la moitié des bras blancs et arrondis.

Deux yeux noirs, doux de mollesse, brillants de désir, les deux yeux de Jeanne frappèrent Jeanne au plus profond du cœur; elle se trouva belle, elle se sentit jeune et ardente; elle s'avoua que dans tout ce qui l'entourait, rien, pas même Phoebé, n'était aussi digne d'être aimé. Elle s'approcha du marbre pour voir si l'Endymion s'animait, et si pour la mortelle il dédaignerait la déesse.

 

Ce transport l'enivra; elle pencha la tête sur son épaule avec des frémissements inconnus, appuya ses lèvres sur sa chair palpitante, et comme elle n'avait pas cessé de plonger son regard, à elle, dans les yeux qui l'appelaient dans la glace, tout à coup ses yeux s'alanguirent, sa tête roula sur sa poitrine avec un soupir et Jeanne alla tomber endormie, inanimée, sur le lit, dont les rideaux s'inclinèrent au-dessus d'elle.

La bougie lança un dernier jet de flamme du sein d'une nappe de cire liquide, puis exhala son dernier parfum avec sa dernière clarté.

Chapitre XXVI
L'académie de M. de Beausire

Beausire avait pris à la lettre le conseil du domino bleu; il s'était rendu à ce qu'on appelait son académie.

Le digne ami d'Oliva, affriandé par le chiffre énorme de deux millions, redoutait bien plus encore la sorte d'exclusion que ses collègues avaient faite de lui dans la soirée en ne lui donnant pas communication d'un plan aussi avantageux.

Il savait qu'entre gens d'académie on ne se pique pas toujours de scrupules, et c'était pour lui une raison de se hâter, les absents ayant toujours tort quand ils sont absents par hasard, et bien plus tort encore lorsqu'on profite de leur absence.

Beausire s'était fait, parmi les associés de l'académie, une réputation d'homme terrible. Cela n'était pas étonnant ni difficile. Beausire avait été exempt; il avait porté l'uniforme; il savait mettre une main sur la hanche, l'autre sur la garde de l'épée. Il avait l'habitude, au moindre mot, d'enfoncer son chapeau sur ses yeux: toutes façons qui, pour des gens médiocrement braves, paraissaient assez effrayantes, surtout si ces gens ont à redouter l'éclat d'un duel et les curiosités de la justice.

Beausire comptait donc se venger du dédain qu'on avait professé pour lui, en faisant quelque peur aux confrères du tripot de la rue du Pot-de-Fer.

De la porte Saint-Martin à l'église Saint-Sulpice, il y a loin; mais Beausire était riche; il se jeta dans un fiacre et promit cinquante sols au cocher, c'est-à-dire une gratification d'une livre; la course nocturne valant d'après le tarif de cette époque ce qu'elle vaut aujourd'hui pendant le jour.

Les chevaux partirent rapidement. Beausire se donna un petit air furibond et, à défaut du chapeau qu'il n'avait pas, puisqu'il portait un domino, à défaut de l'épée, il se composa une mine assez hargneuse pour donner de l'inquiétude à tout passant attardé.

Son entrée dans l'académie produisit une certaine sensation.

Il y avait là, dans le premier salon, un beau salon tout gris avec un lustre et force tables de jeu, il y avait, disons-nous, une vingtaine de joueurs qui buvaient de la bière et du sirop, en souriant du bout des dents à sept ou huit femmes affreusement fardées qui regardaient les cartes.

On jouait le pharaon à la principale table; les enjeux étaient maigres, l'animation en proportion des enjeux.

À l'arrivée du domino, qui froissait son coqueluchon en se cambrant dans les plis de la robe, quelques femmes se mirent à ricaner, moitié raillerie, moitié agacerie. M. Beausire était un bellâtre, et les dames ne le maltraitaient pas.

Cependant il s'avança comme s'il n'avait rien entendu, rien vu, et une fois près de la table, il attendit en silence une réplique à sa mauvaise humeur.

Un des joueurs, espèce de vieux financier équivoque dont la figure ne manquait pas de bonhomie, fut la première voix qui décida Beausire.

– Corbleu! chevalier, dit ce brave homme, vous arrivez du bal avec une figure renversée.

– C'est vrai, dirent les dames.

– Eh! cher chevalier, demanda un autre joueur, le domino vous blesse-t-il à la tête?

– Ce n'est pas le domino qui me blesse, répondit Beausire avec dureté.

– Là, là, fit le banquier qui venait de racler une douzaine de louis, M. le chevalier de Beausire nous a fait une infidélité: ne voyez-vous pas qu'il a été au bal de l'Opéra, qu'aux environs de l'Opéra il a trouvé quelque bonne mise à faire, et qu'il a perdu?

Chacun rit ou s'apitoya, suivant son caractère; les femmes eurent compassion.

– Il n'est pas vrai de dire que j'aie fait des infidélités à mes amis, répliqua Beausire; j'en suis incapable des infidélités, moi! C'est bon pour certaines gens de ma connaissance de faire des infidélités à leurs amis.

Et, pour donner plus de poids à sa parole, il eut recours au geste, c'est-à-dire qu'il voulut enfoncer son chapeau sur sa tête. Malheureusement, il n'aplatit qu'un morceau de soie qui lui donna une largeur ridicule, ce qui fit qu'au lieu d'un effet sérieux, il ne produisit qu'un effet comique.

– Que voulez-vous dire, cher chevalier? demandèrent deux ou trois de ses associés.

– Je sais ce que je veux dire, répondit Beausire.

– Mais cela ne nous suffit pas, à nous, fit observer le vieillard de belle humeur.

– Cela ne vous regarde pas, vous, monsieur le financier, repartit maladroitement Beausire.

Un coup d'œil assez expressif du banquier avertit Beausire que sa phrase avait été déplacée. En effet, il ne fallait pas opérer de démarcation dans cette audience entre ceux qui payaient et ceux qui empochaient l'argent.

Beausire le comprit, mais il était lancé; les faux braves s'arrêtent plus difficilement que les braves éprouvés.

– Je croyais avoir des amis ici, dit-il.

– Mais… oui, répondirent plusieurs voix.

– Eh bien! je me suis trompé.

– En quoi?

– En ceci: que beaucoup de choses se font sans moi.

Nouveau signe du banquier, nouvelles protestations de ceux des associés qui étaient présents.

– Il suffit que je sache, dit Beausire, et les faux amis seront punis.

Il chercha la poignée de l'épée, mais ne trouva que son gousset, lequel était plein de louis et rendit un son révélateur.

– Oh! oh! s'écrièrent deux dames, M. de Beausire est en bonne disposition ce soir.

– Mais, oui, répondit sournoisement le banquier; il me paraît que s'il a perdu, il n'a pas perdu tout, et que, s'il a fait infidélité aux légitimes, ce n'est pas une infidélité sans retour. Voyons, pontez, cher chevalier.

– Merci! dit sèchement Beausire, puisque chacun garde ce qu'il a, je garde aussi.

– Que diable veux-tu dire? lui glissa à l'oreille un des joueurs.

– Nous nous expliquerons tout à l'heure.

– Jouez donc, dit le banquier.

– Un simple louis, dit une dame en caressant l'épaule de Beausire pour se rapprocher le plus possible du gousset.

– Je ne joue que des millions, dit Beausire avec audace, et, vraiment, je ne conçois pas qu'on joue ici de misérables louis. Des millions! Allons, messieurs du Pot-de-Fer, puisqu'il s'agit de millions sans qu'on s'en doute, à bas les enjeux d'un louis! Des millions, millionnaires!

Beausire en était à ce moment d'exaltation qui pousse l'homme au-delà des bornes du sens commun. Une ivresse plus dangereuse que celle du vin l'animait. Tout à coup, il reçut par derrière, dans les jambes, un coup assez violent pour s'interrompre soudain.

Il se retourna et vit à ses côtés une grande figure olivâtre, raide et trouée, aux deux yeux noirs lumineux comme des charbons ardents.

Au geste de colère que fit Beausire, ce personnage étrange répondit par un salut cérémonieux accompagné d'un regard long comme une rapière.

– Le Portugais! dit Beausire stupéfait de cette salutation d'un homme qui venait de lui appliquer une bourrade.

– Le Portugais! répétèrent les dames qui abandonnèrent Beausire pour aller papillonner autour de l'étranger.

Ce Portugais était, en réalité, l'enfant chéri de ces dames, auxquelles, sous prétexte qu'il ne parlait pas français, il apportait constamment des friandises, quelquefois enveloppées dans des billets de caisse de cinquante à soixante livres.

Beausire connaissait ce Portugais pour un des associés. Le Portugais perdait toujours avec les habitués du tripot. Il fixait ses mises à une centaine de louis par semaine, et régulièrement les habitués lui emportaient ses cent louis.

C'était l'amorceur de la société. Tandis qu'il se laissait dépouiller de cent plumes dorées, les autres confrères dépouillaient les joueurs alléchés.

Aussi le Portugais était-il considéré par les associés comme l'homme utile; par les habitués, comme l'homme agréable. Beausire avait pour lui cette considération tacite qui s'attache toujours à l'inconnu – quand même la défiance y entrerait pour quelque chose.

Beausire, ayant donc reçu le petit coup de pied que le Portugais lui venait d'appliquer dans les mollets, attendit, se tut, et s'assit.

Le Portugais prit place au jeu, mit vingt louis sur la table, et en vingt coups, qui durèrent un quart d'heure à se débattre, il fut débarrassé de ses vingt louis par six pontes affamés qui oublièrent un moment les coups de griffes du banquier et des autres compères.

L'horloge sonna trois heures du matin, Beausire achevait un verre de bière.

Deux laquais entrèrent, le banquier fit tomber son argent dans le double fond de la table, car les statuts de l'association étaient si empreints de confiance envers les membres que jamais l'on ne remettait à l'un d'eux le maniement complet des fonds de la société.

L'argent tombait donc à la fin de la séance, par un petit guichet, dans le double fond de la table, et il était ajouté en post-scriptum à cet article des statuts que jamais le banquier n'aurait de manches longues, comme aussi il ne pourrait jamais porter d'argent sur lui.

Ce qui signifiait qu'on lui interdisait de faire passer une vingtaine de louis dans ses manches, et que l'assemblée se réservait le droit de le fouiller pour lui enlever l'or qu'il aurait su faire couler dans ses poches.

Les laquais, disons-nous, apportèrent aux membres du cercle les houppelandes, les mantes et les épées: plusieurs des joueurs heureux donnèrent le bras aux dames; les malheureux se guindèrent dans une chaise à porteurs, encore de mode en ces quartiers paisibles, et la nuit se fit dans le salon de jeu.

Beausire, aussi, avait paru s'envelopper dans son domino comme pour faire un voyage éternel; mais il ne passa pas le premier étage, et, la porte s'étant refermée, tandis que les fiacres, les chaises et les piétons disparaissaient, il rentra dans le salon où douze des associés venaient de rentrer aussi.

– Nous allons nous expliquer, dit Beausire, enfin.

– Rallumez votre quinquet et ne parlez pas si haut, lui dit froidement et en bon français le Portugais, qui de son côté allumait une bougie placée sur la table.

Beausire grommela quelques mots auxquels personne ne fit attention; le Portugais s'assit à la place du banquier; on examina si les volets, les rideaux et les portes étaient soigneusement fermés; on s'assit doucement, les coudes sur le tapis, avec une curiosité dévorante.

– J'ai une communication à faire, dit le Portugais; heureusement suis-je arrivé à temps, car M. de Beausire est démangé, ce soir, par une intempérance de langue…

Beausire voulut s'écrier.

– Allons! paix! fit le Portugais; pas de paroles perdues. Vous avez prononcé des mots qui sont plus qu'imprudents. Vous avez eu connaissance de mon idée, c'est bien. Vous êtes homme d'esprit, vous pouvez l'avoir devinée; mais il me semble que jamais l'amour-propre ne doit primer l'intérêt.

– Je ne comprends pas, dit Beausire.

– Nous ne comprenons pas, dit la respectable assemblée.

– Si fait. M. de Beausire a voulu prouver que le premier il avait trouvé l'affaire.

– Quelle affaire? dirent les intéressés.

– L'affaire des deux millions! s'écria Beausire avec emphase.

– Deux millions! firent les associés.

– Et d'abord, se hâta de dire le Portugais, vous exagérez; il est impossible que l'affaire aille là. Je vais le prouver à l'instant.

– Nul ne sait ici ce que vous voulez dire, s'exclama le banquier.

– Oui, mais nous n'en sommes pas moins tout oreilles, ajouta un autre.

– Parlez le premier, dit Beausire.

– Je le veux bien.

Et le Portugais se versa un immense verre de sirop d'orgeat, qu'il but tranquillement sans rien changer à ses allures d'homme glacé.

– Sachez, dit-il – je ne parle pas pour M. de Beausire – que le collier ne vaut pas plus de quinze cent mille livres.

– Ah! s'il s'agit d'un collier, dit Beausire.

– Oui, monsieur, n'est-ce pas là votre affaire?

– Peut-être.

– Il va faire le discret après avoir fait l'indiscret.

Et le Portugais haussa les épaules.

– Je vous vois à regret prendre un ton qui me déplaît, dit Beausire, avec l'accent d'un coq qui monte sur ses éperons.

– Mira! mira!5 dit le Portugais froid comme un marbre, vous direz après ce que vous direz, je dis avant ce que j'ai à dire, et le temps presse, car vous devez savoir que l'ambassadeur arrive dans huit jours au plus tard.

 

«Cela se complique, pensa l'assemblée palpitante d'intérêt: le collier, les quinze cent mille livres, un ambassadeur… qu'est-ce cela?»

– En deux mots, voici, fit le Portugais. MM. Bœhmer et Bossange ont fait offrir à la reine un collier de diamants qui vaut quinze cent mille livres. La reine a refusé. Les joailliers ne savent qu'en faire et le cachent. Ils sont bien embarrassés, car ce collier ne peut être acheté que par une fortune royale; eh bien! j'ai trouvé la personne royale qui achètera ce collier et le fera sortir du coffre-fort de MM. Bœhmer et Bossange.

– C'est?.. dirent les associés.

– C'est ma gracieuse souveraine, la reine de Portugal.

Et le Portugais se rengorgea.

– Nous comprenons moins que jamais, dirent les associés.

«Moi, je ne comprends plus du tout», pensa Beausire.

– Expliquez-vous nettement, cher monsieur Manoël, dit-il, car les dissentiments particuliers doivent céder devant l'intérêt public. Vous êtes le père de l'idée, je le reconnais franchement. Je renonce à tout droit de paternité; mais, pour l'amour de Dieu! soyez clair.

– À la bonne heure, fit Manoël, en avalant une deuxième jatte d'orgeat. Je vais rendre cette question limpide.

– Nous sommes déjà certains qu'il existe un collier de quinze cent mille livres, dit le banquier. Voilà un point important.

– Et ce collier est dans le coffre de MM. Bœhmer et Bossange. Voilà le second point, dit Beausire.

– Mais don Manoël a dit que Sa Majesté la reine du Portugal achetait le collier. Voilà qui nous déroute.

– Rien de plus clair pourtant, dit le Portugais. Il ne s'agit que de faire attention à mes paroles. L'ambassade est vacante. Il y a intérim; l'ambassadeur nouveau, M. de Souza, n'arrive que dans huit jours au plus tôt.

– Bon! dit Beausire.

– En huit jours, qui empêche que cet ambassadeur pressé de voir Paris n'arrive et ne s'installe?

Les assistants s'entre-regardèrent bouche béante.

– Comprenez donc, fit vivement Beausire; don Manoël veut vous dire qu'il peut arriver un ambassadeur vrai ou faux.

– Précisément, ajouta le Portugais. Si l'ambassadeur qui se présentera avait envie du collier pour Sa Majesté la reine de Portugal, n'en a-t-il pas le droit?

– Pardieu! firent les assistants.

– Et alors il traite avec MM. Bœhmer et Bossange. Voilà tout.

– Absolument tout.

– Seulement, il faut payer quand on a traité, fit observer le banquier du pharaon.

– Ah! dame! oui, répliqua le Portugais.

– MM. Bœhmer et Bossange ne laisseront pas aller le collier dans les mains d'un ambassadeur, fût-ce un vrai Souza, sans avoir de bonnes garanties.

– Oh! j'ai bien pensé à une garantie, objecta le futur ambassadeur.

– Laquelle?

– L'ambassade, avons-nous dit, est déserte?

– Oui.

– Il n'y reste plus qu'un chancelier, brave homme de Français, qui parle la langue portugaise aussi mal qu'homme du monde, et qui est enchanté quand les Portugais lui parlent français, parce qu'il ne souffre pas; quand les Français lui parlent portugais, parce qu'il brille.

– Eh bien? fit Beausire.

– Eh bien! messieurs, nous nous présenterons à ce brave homme avec tous les dehors de la légation nouvelle.

– Les dehors sont bons, dit Beausire, mais les papiers valent mieux.

– On aura les papiers, répliqua laconiquement don Manoël.

– Il serait inutile de contester que don Manoël soit un homme précieux, dit Beausire.

– Les dehors et les papiers ayant convaincu le chancelier de l'identité de la légation, nous nous installons à l'ambassade.

– Oh! oh! c'est fort, interrompit Beausire.

– C'est forcé, continua le Portugais.

– C'est tout simple, affirmèrent les autres associés.

– Mais le chancelier? objecta Beausire.

– Nous l'avons dit: convaincu.

– Si par hasard il devenait moins crédule, dix minutes avant qu'il doutât, on le congédierait. Je pense qu'un ambassadeur a le droit de changer son chancelier?

– Évidemment.

– Donc, nous sommes maîtres de l'ambassade, et notre première opération, c'est d'aller rendre visite à messieurs Bœhmer et Bossange.

– Non, non pas, dit vivement Beausire, vous me paraissez ignorer un point capital que je sais pertinemment, moi qui ai vécu dans les cours. C'est qu'une opération comme vous dites ne se fait pas par un ambassadeur sans que, préalablement à toute démarche, il ait été reçu en audience solennelle, et là, ma foi! il y a un danger. Le fameux Riza-Bey, qui fut admis devant Louis XIV en qualité d'ambassadeur du shah de Perse, et qui eut l'aplomb d'offrir à Sa Majesté Très Chrétienne pour trente francs de turquoises, Riza-Bey, dis-je, était très fort sur la langue persane, et du diable s'il y avait en France des savants capables de lui prouver qu'il ne venait pas d'Ispahan. Mais nous serions reconnus tout de suite. On nous dirait à l'instant même que nous parlons le portugais en pur gaulois, et pour le cadeau de protestation, on nous enverrait à la Bastille. Prenons garde.

– Votre imagination vous entraîne trop loin, cher collègue, dit le Portugais; nous ne nous jetterons pas au-devant de tous ces dangers, nous resterons chacun dans notre hôtel.

– Alors, monsieur Bœhmer ne nous croira pas aussi Portugais, aussi ambassadeur qu'il serait besoin.

– Monsieur Bœhmer comprendra que nous venions en France avec la mission toute simple d'acheter le collier, l'ambassadeur ayant été changé pendant que nous étions en chemin. L'ordre seul de venir le remplacer nous a été remis. Cet ordre, eh bien! on le montrera s'il le faut à monsieur Bossange, puisqu'on l'aura bien montré à monsieur le chancelier de l'ambassade; seulement, c'est aux ministres du roi qu'il faut tâcher de ne pas le montrer, cet ordre, car les ministres sont curieux, ils sont défiants, ils nous tracasseraient sur une foule de petits détails.

– Oh! oui, s'écria l'assemblée, ne nous mettons pas en rapport avec le ministère.

– Et si messieurs Bœhmer et Bossange demandaient…

– Quoi? fit don Manoël.

– Un acompte, dit Beausire.

– Cela compliquerait l'affaire, fit le Portugais, embarrassé.

– Car enfin, poursuivit Beausire, il est d'usage qu'un ambassadeur arrive avec des lettres de crédit, sinon avec de l'argent frais.

– C'est juste, dirent les associés.

– L'affaire manquerait là, continua Beausire.

– Vous trouvez toujours, dit Manoël avec une aigreur glaciale, des moyens pour faire manquer l'affaire. Vous n'en trouvez pas pour la faire réussir.

– C'est précisément parce que j'en veux trouver que je soulève des difficultés, répliqua Beausire. Et tenez, tenez, je les trouve.

Toutes les têtes se rapprochèrent dans un même cercle.

– Dans toute chancellerie, il y a une caisse.

– Oui, une caisse et un crédit.

– Ne parlons pas du crédit, reprit Beausire, car rien n'est si cher à se procurer. Pour avoir du crédit, il nous faudrait des chevaux, des équipages, des valets, des meubles, un attirail, qui sont la base de tout crédit possible. Parlons de la caisse. Que pensez-vous de celle de votre ambassade?

– J'ai toujours regardé ma souveraine, Sa Majesté Très Fidèle, comme une magnifique reine. Elle doit avoir bien fait les choses.

– C'est ce que nous verrons; et puis admettons qu'il n'y ait rien dans la caisse.

– C'est possible, firent en souriant les associés.

– Alors, plus d'embarras, car aussitôt, nous, ambassadeurs, nous demandons à messieurs Bœhmer et Bossange quel est leur correspondant à Lisbonne, et nous leur signons, nous leur estampillons, nous leur scellons des lettres de change sur ce correspondant pour la somme demandée.

– Ah! voilà qui est bien, dit don Manoël majestueusement, préoccupé de l'invention, je n'avais pas descendu aux détails.

– Qui sont exquis, dit le banquier du pharaon en passant sa langue sur ses lèvres.

– Maintenant, avisons à nous partager les rôles, dit Beausire. Je vois don Manoël dans l'ambassadeur.

– Oh! certes, oui, fit en chœur l'assemblée.

– Et je vois monsieur de Beausire dans mon secrétaire-interprète, ajouta don Manoël.

– Comment cela? reprit Beausire un peu inquiet.

– Il ne faut pas que je parle un mot de français, moi qui suis monsieur de Souza; car je le connais, ce seigneur, et s'il parle, ce qui est rare, c'est tout au plus le portugais, sa langue naturelle. Vous, au contraire, monsieur de Beausire, qui avez voyagé, qui avez une grande habitude des transactions parisiennes, qui parlez agréablement le portugais…

5«Attendez voir».
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