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Александр Дюма
Le Collier de la Reine, Tome I

Chapitre XXXV
Le quatrain de M. de Provence

Tandis que tous ces événements se passaient à Paris et à Versailles, le roi, tranquille comme à son ordinaire, depuis qu'il savait ses flottes victorieuses et l'hiver vaincu, se proposait dans son cabinet, au milieu des cartes et des mappemondes, des petits plans mécaniques, et songeait à tracer de nouveaux sillons sur les mers aux vaisseaux de La Pérouse.

Un coup légèrement frappé à la porte le tira de ses rêveries tout échauffées par un bon goûter qu'il venait de prendre.

En ce moment, une voix se fit entendre.

– Puis-je pénétrer, mon frère, dit-elle.

«M. le comte de Provence, le malvenu!» grommela le roi en poussant un livre d'astronomie ouvert aux plus grandes figures.

– Entrez, dit-il.

Un personnage gros, court et rouge, à l'œil vif, entra d'un pas trop respectueux pour un frère, trop familier pour un sujet.

– Vous ne m'attendiez pas, mon frère? dit-il.

– Non, ma foi!

– Je vous dérange?

– Non; mais auriez-vous quelque chose à me dire d'intéressant?

– Un bruit si drôle, si grotesque…

– Ah! ah! une médisance.

– Ma foi! oui, mon frère.

– Qui vous a diverti?

– Oh! à cause de l'étrangeté.

– Quelque méchanceté contre moi.

– Dieu m'est témoin que je ne rirais pas, s'il en était ainsi.

– C'est contre la reine, alors.

– Sire, figurez-vous qu'on m'a dit sérieusement, mais là, très sérieusement… je vous le donne en cent, je vous le donne en mille…

– Mon frère, depuis que mon précepteur m'a fait admirer cette précaution oratoire, comme modèle du genre, dans Mme de Sévigné, je ne l'admire plus… Au fait.

– Eh bien! mon frère, dit le comte de Provence un peu refroidi par cet accueil brutal, on dit que la reine a découché l'autre jour. Ah! ah! ah!

Et il s'efforça de rire.

– Ce serait bien triste si cela était vrai, dit le roi avec gravité.

– Mais cela n'est pas vrai, n'est-ce pas, mon frère?

– Non.

– Il n'est pas vrai, non plus, que l'on ait vu la reine attendre à la porte des Réservoirs?

– Non.

– Le jour, vous savez, où vous ordonnâtes de fermer la porte à onze heures?

– Je ne sais pas.

– Eh bien! figurez-vous, mon frère, que le bruit prétend…

– Qu'est-ce que cela, le bruit? Où est-ce? Qui est-ce?

– Voilà un trait profond, mon frère, très profond. En effet, qui est le bruit? Eh bien! cet être insaisissable, incompréhensible, qu'on appelle le bruit, prétend qu'on avait vu la reine avec M. le comte d'Artois, bras dessus bras dessous, à minuit et demi, ce jour-là.

– Où?

– Allant à une maison que M. d'Artois possède, là, derrière les écuries. Est ce que Votre Majesté n'a pas ouï parler de cette énormité?

– Si fait, bien, mon frère; j'en ai entendu parler, il le faut bien.

– Comment, sire?

– Oui, est-ce que vous n'avez pas fait quelque chose pour que j'en entende parler?

– Moi?

– Vous.

– Quoi donc, sire, qu'ai-je fait?

– Un quatrain, par exemple, qui a été imprimé dans le Mercure.

– Un quatrain! fit le comte plus rouge qu'à son entrée.

– On vous sait favori des Muses.

– Pas au point de…

– De faire un quatrain qui finit par ce vers:

Hélène n'en dit rien au bon roi Ménélas.

– Moi, sire!..

– Ne niez pas, voici l'autographe du quatrain; votre écriture… hein! Je me connais mal en poésie, mais en écriture, oh! comme un expert…

– Sire, une folie en amène une autre.

– Monsieur de Provence, je vous assure qu'il n'y a eu folie que de votre part, et je m'étonne qu'un philosophe ait commis cette folie; gardons cette qualification à votre quatrain.

– Sire, Votre Majesté est dure pour moi.

– La peine du talion, mon frère. Au lieu de faire votre quatrain, vous auriez pu vous informer de ce qu'avait fait la reine; je l'ai fait, moi; et au lieu du quatrain contre elle, contre moi, par conséquent, vous eussiez écrit quelque madrigal pour votre belle-sœur. Après cela, direz-vous, ce n'est pas un sujet qui inspire; mais j'aime mieux une mauvaise épître qu'une bonne satire. Horace disait cela aussi, Horace, votre poète.

– Sire, vous m'accablez.

– N'eussiez-vous pas été sûr de l'innocence de la reine, comme je le suis, répéta le roi avec fermeté, vous eussiez bien fait de relire votre Horace. N'est-ce pas lui qui a dit ces belles paroles? Pardon, j'écorche le latin:

Rectius hoc est:

Hoc faciens vivum melius, sic dulcis amicis occuram.

«Cela est mieux; si je le fais, je serai plus honnête; si je le fais, je serai bon pour mes amis.»

Vous traduiriez plus élégamment, vous mon frère, mais je crois que c'est là le sens.

Et le bon roi, après cette leçon donnée en père plutôt qu'en frère, attendit que le coupable commençât une justification.

Le comte médita quelque temps sa réponse, moins comme un homme embarrassé que comme un orateur en quête de délicatesses.

– Sire, dit-il, tout sévère qu'est l'arrêt de Votre Majesté, j'ai un moyen d'excuse et un espoir de pardon.

– Dites, mon frère.

– Vous m'accusez de m'être trompé, n'est-ce pas, et non d'avoir eu mauvaise intention?

– D'accord.

– S'il en est ainsi, Votre Majesté, qui sait que n'est pas homme celui qui ne se trompe pas, Votre Majesté admettra bien que je ne me sois pas trompé pour quelque chose?

– Je n'accuserai jamais votre esprit, qui est grand et supérieur, mon frère.

– Eh bien! sire, comment ne me serais-je pas trompé à entendre tout ce qui se débite? Nous autres princes, nous vivons dans l'air de la calomnie, nous en sommes imprégnés. Je ne dis pas que j'ai cru, je dis que l'on m'a dit.

– À la bonne heure! puisqu'il en est ainsi; mais…

– Le quatrain? Oh! les poètes sont des êtres bizarres; et puis, ne vaut-il pas mieux répondre par une douce critique qui peut être un avertissement que par un sourcil froncé? Des attitudes menaçantes mises en vers n'offensent pas, sire; ce n'est pas comme les pamphlets, au sujet desquels on est fort à demander coercition à Votre Majesté; des pamphlets comme celui que je viens vous montrer moi-même.

– Un pamphlet!

– Oui, sire; il me faut absolument un ordre d'embastillement contre le misérable auteur de cette turpitude.

Le roi se leva brusquement.

– Voyons! dit-il.

– Je ne sais si je dois, sire…

– Certainement, vous devez; il n'y a rien à ménager dans cette circonstance. Avez-vous ce pamphlet?

– Oui, sire.

– Donnez.

Et le comte de Provence tira de sa poche un exemplaire de l'Histoire d'Etteniotna, épreuve fatale que le bâton de Charny, que l'épée de Philippe, que le brasier de Cagliostro avaient laissé passer dans la circulation.

Le roi jeta les yeux avec la rapidité d'un homme habitué à lire les passages intéressants d'un livre ou d'une gazette.

– Infamie! dit-il, infamie!

– Vous voyez, sire, qu'on prétend que ma sœur a été au baquet de Mesmer.

– Eh bien! oui, elle y a été!

– Elle y a été! s'écria le comte de Provence.

– Autorisée par moi.

– Oh! sire.

– Et ce n'est pas de sa présence chez Mesmer que je tire induction contre sa sagesse, puisque j'avais permis qu'elle allât place Vendôme.

– Votre Majesté n'avait pas permis que la reine s'approchât du baquet pour expérimenter par elle-même…

Le roi frappa du pied. Le comte venait de prononcer ces paroles précisément au moment où les yeux de Louis XVI parcouraient le passage le plus insultant pour Marie-Antoinette, l'histoire de sa prétendue crise, de ses contorsions, de son voluptueux désordre, de tout ce qui, enfin, avait signalé chez Mesmer le passage de Mlle Oliva.

– Impossible, impossible, dit le roi devenu pâle. Oh! la police doit savoir à quoi s'en tenir là-dessus!

Il sonna.

– M. de Crosne, dit-il, qu'on m'aille chercher M. de Crosne.

– Sire, c'est aujourd'hui jour de rapport hebdomadaire et M. de Crosne attend dans l'Œil-de-Bœuf.

– Qu'il entre.

– Permettez-moi, mon frère, dit le comte de Provence d'un ton hypocrite.

Et il fit mine de sortir.

– Restez, lui dit Louis XVI. Si la reine est coupable, eh bien! monsieur, vous êtes de la famille, vous pouvez le savoir; si elle est innocente, vous devez le savoir aussi, vous qui l'avez soupçonnée.

M. de Crosne entra.

Ce magistrat, voyant M. de Provence avec le roi, commença par présenter ses respectueux hommages aux deux plus grands du royaume; puis, s'adressant au roi:

– Le rapport est prêt, sire, dit-il.

– Avant tout, monsieur, fit Louis XVI, expliquez-nous comment il s'est publié à Paris un pamphlet aussi indigne contre la reine?

– Etteniotna? dit M. de Crosne.

– Oui.

– Eh bien! sire, c'est un gazetier nommé Réteau.

– Oui. Vous savez son nom, et vous ne l'avez, ou empêché de publier, ou arrêté après la publication!

– Sire, rien n'était plus facile que de l'arrêter; je vais même montrer à Votre Majesté l'ordre d'écrou tout préparé dans mon portefeuille.

– Alors, pourquoi l'arrestation n'est-elle pas opérée?

M. de Crosne se tourna du côté de M. de Provence.

– Je prends congé de Votre Majesté, dit celui-ci plus lentement.

– Non, non, répliqua le roi; je vous ai dit de rester; eh bien! restez.

Le comte s'inclina.

– Parlez, monsieur de Crosne; parlez ouvertement, sans réserve; parlez vite et net.

– Eh bien! voici, répliqua le lieutenant de police: je n'ai pas fait arrêter le gazetier Réteau, parce qu'il fallait de toute nécessité que j'eusse, avant cette démarche, une explication avec Votre Majesté.

– Je la sollicite.

– Peut-être, sire, vaut-il mieux donner à ce gazetier un sac d'argent et l'envoyer se faire pendre ailleurs, très loin.

 

– Pourquoi?

– Parce que, sire, quand ces misérables disent un mensonge, le public à qui on le prouve est fort aise de les voir fouetter, essoriller, pendre même. Mais quand, par malheur, ils mettent la main sur une vérité…

– Une vérité?

M. de Crosne s'inclina.

– Oui. Je sais. La reine a été en effet au baquet de Mesmer. Elle y a été, c'est un malheur, comme vous dites; mais je le lui avais permis.

– Oh! sire, murmura M. de Crosne.

Cette exclamation du sujet respectueux frappa le roi encore plus qu'elle n'avait fait sortant de la bouche du parent jaloux.

– La reine n'est pas perdue pour cela, dit-il, je suppose?

– Non, sire, mais compromise.

– Monsieur de Crosne, que vous a dit votre police, voyons?

– Sire, beaucoup de choses qui, sauf le respect que je dois à Votre Majesté, sauf l'adoration toute respectueuse que je professe pour la reine, sont d'accord avec quelques allégations du pamphlet.

– D'accord, dites-vous?

– Voici comment: une reine de France qui va dans un costume de femme ordinaire, au milieu de ce monde équivoque attiré par ces bizarreries magnétiques de Mesmer, et qui va seule…

– Seule! s'écria le roi.

– Oui, sire.

– Vous vous trompez, monsieur de Crosne.

– Je ne crois pas, sire.

– Vous avez de mauvais rapports.

– Tellement exacts, sire, que je puis vous donner le détail de la toilette de Sa Majesté, l'ensemble de sa personne, ses pas, ses gestes, ses cris.

– Ses cris!

Le roi pâlit et froissa la brochure.

– Ses soupirs mêmes ont été notés par mes agents, ajouta timidement M. de Crosne.

– Ses soupirs! La reine se serait oubliée à ce point!.. La reine aurait fait si bon marché de mon honneur de roi, de son honneur de femme!

– C'est impossible, dit le comte de Provence; ce serait plus qu'un scandale, et Sa Majesté en est incapable.

Cette phrase était un surcroît d'accusation plutôt qu'une excuse. Le roi le sentit; tout en lui se révoltait.

– Monsieur, dit-il au lieutenant de police, vous maintenez ce que vous avez dit?

– Hélas, jusqu'au dernier mot, sire.

– Je vous dois à vous, mon frère, dit Louis XVI en passant son mouchoir sur son front mouillé de sueur, je vous dois une preuve de ce que j'ai avancé. L'honneur de la reine est celui de toute ma maison. Je ne le risque jamais. J'ai permis à la reine d'aller au baquet de Mesmer; mais je lui avais enjoint de mener avec elle une personne sûre, irréprochable, sainte même.

– Ah! dit M. de Crosne, s'il en eût été ainsi…

– Oui, dit le comte de Provence, si une femme comme Mme de Lamballe, par exemple…

– Précisément, mon frère, c'est Mme la princesse de Lamballe que j'avais désignée à la reine.

– Malheureusement, sire, la princesse n'a pas été emmenée.

– Eh bien! ajouta le roi frémissant, si la désobéissance a été telle, je dois sévir et je sévirai.

Un énorme soupir lui ferma les lèvres après lui avoir déchiré le cœur.

– Seulement, dit-il plus bas, un doute me reste: ce doute, vous ne le partagez pas, c'est naturel; vous n'êtes pas le roi, l'époux, l'ami de celle qu'on accuse… Ce doute, je veux l'éclaircir.

Il sonna; l'officier de service parut.

– Qu'on voie, dit le roi, si Mme la princesse de Lamballe n'est pas chez la reine, ou dans son appartement à elle-même.

– Sire, Mme de Lamballe se promène dans le petit jardin avec Sa Majesté la reine et une autre dame.

– Priez Mme la princesse de monter ici sur-le-champ.

L'officier partit.

– Maintenant, messieurs, encore dix minutes; je ne saurais prendre un parti jusque-là.

Et Louis XVI, contre son habitude, fronça le sourcil et lança sur les deux témoins de sa profonde douleur un regard presque menaçant.

Les deux témoins gardèrent le silence. M. de Crosne avait une tristesse réelle, M. de Provence avait une affectation de tristesse qui se fût communiquée au dieu Momus en personne.

Un léger bruit de soie derrière les portes avertit le roi que la princesse de Lamballe approchait.

Chapitre XXXVI
La princesse de Lamballe

La princesse de Lamballe entra, belle et calme, le front découvert, les boucles éparses de sa haute coiffure rejetées fièrement hors des tempes, ses sourcils noirs et fins comme deux traits de sépia, son œil bleu, limpide, dilaté, plein de nacre, son nez droit et pur, ses lèvres chastes et voluptueuses à la fois: toute cette beauté, sur un corps d'une beauté sans rivale, charmait et imposait.

La princesse apportait avec elle, autour d'elle, ce parfum de vertu, de grâce, d'immatérialité, que La Vallière répandit avant sa faveur et depuis sa disgrâce.

Quand le roi la vit venir, souriante et modeste, il se sentit pénétré de douleur.

«Hélas! pensa-t-il, ce qui sortira de cette bouche sera une condamnation sans appel.»

– Asseyez-vous, dit-il, princesse, en la saluant profondément.

M. de Provence s'approcha pour lui baiser la main.

Le roi se recueillit.

– Que souhaite de moi Votre Majesté? dit la princesse avec la voix d'un ange.

– Un renseignement, madame; un renseignement précis, ma cousine.

– J'attends, sire.

– Quel jour êtes-vous allée, en compagnie de la reine, à Paris? Cherchez bien.

M. de Crosne et le comte de Provence se regardèrent surpris.

– Vous comprenez, messieurs, dit le roi; vous ne doutez pas, vous, je doute encore, moi; par conséquent j'interroge comme un homme qui doute.

– Mercredi, sire, répliqua la princesse.

– Vous me pardonnez, continua Louis XVI; mais, ma cousine, je désire savoir la vérité.

– Vous la connaîtrez en questionnant, sire, dit simplement Mme de Lamballe.

– Qu'allâtes-vous faire à Paris, ma cousine?

– J'allai chez M. Mesmer, place Vendôme, sire.

Les deux témoins tressaillirent, le roi rougit d'émotion.

– Seule? dit-il.

– Non, sire, avec Sa Majesté la reine.

– Avec la reine? vous dites avec la reine! s'écria Louis XVI en lui prenant la main avidement.

– Oui, sire.

M. de Provence et M. de Crosne se rapprochèrent, stupéfaits.

– Votre Majesté avait autorisé la reine, dit Mme de Lamballe; du moins, Sa Majesté me l'a dit.

– Et Sa Majesté avait raison, ma cousine… Maintenant… Il me semble que je respire, car Mme de Lamballe ne ment jamais.

– Jamais, sire, dit doucement la princesse.

– Oh! jamais, s'écria M. de Crosne avec la conviction la plus respectueuse. Mais alors, sire, permettez-moi…

– Oh! oui, je vous permets, monsieur de Crosne; questionnez, cherchez, je place ma chère princesse sur la sellette, je vous la livre.

Mme de Lamballe sourit.

– Je suis prête, dit-elle; mais, sire, la torture est abolie.

– Oui, je l'ai abolie pour les autres, fit le roi avec un sourire, mais on ne l'a pas abolie pour moi.

– Madame, dit le lieutenant de police, ayez la bonté de dire au roi ce que vous fîtes avec Sa Majesté chez M. Mesmer, et d'abord comment Sa Majesté était-elle mise?

– Sa Majesté portait une robe de taffetas gris perle, une mante de mousseline brodée, un manchon d'hermine, un chapeau de velours rose, à grands rubans noirs.

C'était un signalement tout opposé à celui donné pour Oliva.

M. de Crosne manifesta une vive surprise, le comte de Provence se mordit les lèvres.

Le roi se frotta les mains.

– Et qu'a fait la reine en entrant? dit-il.

– Sire, vous avez raison de dire en entrant, car, à peine étions-nous entrées…

– Ensemble?

– Oui, sire, ensemble; et à peine étions-nous entrées dans le premier salon, où nul n'avait pu nous remarquer, tant était grande l'attention donnée aux mystères magnétiques, qu'une femme s'approcha de Sa Majesté, lui offrit un masque, la suppliant de ne pas pousser plus avant.

– Et vous vous arrêtâtes? dit vivement le comte de Provence.

– Oui, monsieur.

– Et vous n'avez pas franchi le seuil du premier salon? demanda M. de Crosne.

– Non, monsieur.

– Et vous n'avez pas quitté le bras de la reine? fit le roi avec un reste d'anxiété.

– Pas une seconde; le bras de Sa Majesté n'a pas cessé de s'appuyer sur le mien.

– Eh bien! s'écria tout à coup le roi, qu'en pensez-vous, monsieur de Crosne? Mon frère, qu'en dites-vous?

– C'est extraordinaire, c'est surnaturel, dit Monsieur en affectant une gaieté qui décelait, mieux que n'eût fait le doute, tout son dépit de la contradiction.

– Il n'y a rien de surnaturel là-dedans, se hâta de répondre M. de Crosne, à qui la joie bien naturelle du roi donnait une sorte de remords; ce que Mme la princesse a dit ne peut être que la vérité.

– Il en résulte?.. dit M. de Provence.

– Il en résulte, monseigneur, que mes agents se sont trompés.

– Parlez-vous bien sérieusement? demanda le comte de Provence avec le même tressaillement nerveux.

– Tout à fait, monseigneur, mes agents se sont trompés; Sa Majesté a fait ce que vient de dire Mme de Lamballe, et pas autre chose. Quant au gazetier, si je suis convaincu par les paroles éminemment vraies de Mme la princesse, je crois que ce maraud doit l'être aussi: je vais envoyer l'ordre de l'écrouer sur-le-champ.

Mme de Lamballe tournait et retournait la tête, avec la placidité de l'innocence qui s'informe sans plus de curiosité que de crainte.

– Un moment, dit le roi, un moment; il sera toujours temps de faire pendre ce gazetier. Vous avez parlé d'une femme qui aurait arrêté la reine à l'entrée du salon: princesse, dites-nous quelle était cette femme.

– Sa Majesté paraît la connaître, sire; je dirai même, toujours parce que je ne mens pas, que Sa Majesté la connaît, je le sais.

– C'est que, voyez-vous, cousine, il faut que je parle à cette femme, c'est indispensable. Là est toute la vérité; là seulement est la clef du mystère.

– C'est mon avis, dit M. de Crosne, vers qui le roi s'était retourné.

«Commérage… murmura le comte de Provence. Voilà une femme qui me fait l'effet du dieu des dénouements.»

– Ma cousine, dit-il tout haut, la reine vous a avoué qu'elle connaissait cette femme?

– Sa Majesté ne m'a pas avoué, monseigneur, elle m'a raconté.

– Oui, oui, pardon.

– Mon frère veut vous dire, interrompit le roi, que si la reine connaît cette femme, vous savez aussi son nom.

– C'est Mme de La Motte-Valois.

– Cette intrigante! s'écria le roi avec dépit.

– Cette mendiante! dit le comte. Diable! diable! elle sera difficile à interroger; elle est fine.

– Nous serons aussi fins qu'elle, dit M. de Crosne. Et d'ailleurs, il n'y a pas de finesse, depuis la déclaration de Mme de Lamballe. Ainsi, au premier mot du roi…

– Non, non, fit Louis XVI avec découragement, je suis las de voir cette mauvaise société autour de la reine. La reine est si bonne, que le prétexte de la misère lui amène tout ce qu'il y a de gens équivoques dans la noblesse infime du royaume.

– Mme de La Motte est réellement Valois, dit Mme de Lamballe.

– Qu'elle soit ce qu'elle voudra, ma cousine, je ne veux pas qu'elle mette les pieds ici. J'aime mieux me priver de cette joie immense que m'eût faite l'entière absolution de la reine; oui, j'aime mieux renoncer à cette joie, que de voir en face cette créature.

– Et pourtant vous la verrez, s'écria la reine, pâle de colère, en ouvrant la porte du cabinet et en se montrant, belle de noblesse et d'indignation, aux yeux éblouis du comte de Provence, qui salua gauchement derrière le battant de la porte replié sur lui. Oui, sire, continua la reine, il ne s'agit pas de dire: «J'aime à voir ou je crains de voir cette créature»; cette créature est un témoin à qui l'intelligence de mes accusateurs…

Elle regarda son beau-frère.

– Et la franchise de mes juges…

Elle se tourna vers le roi et M. de Crosne.

– À qui enfin sa propre conscience, si dénaturée qu'elle soit, arracherait un cri de vérité. Moi, l'accusée, je demande qu'on entende cette femme, et on l'entendra.

– Madame, se hâta de dire le roi, vous entendez bien qu'on n'enverra pas chercher Mme de La Motte pour lui faire l'honneur de déposer pour ou contre vous. Je ne mets pas votre honneur dans une balance en parallèle avec la véracité de cette femme.

– On n'enverra pas chercher Mme de La Motte, sire, car elle est ici.

– Ici! s'écria le roi, en se retournant comme s'il eût marché sur un reptile, ici!

– Sire, j'avais, comme vous le savez, rendu visite à une femme malheureuse qui porte un nom illustre. Ce jour, vous savez, où l'on a dit tant de choses…

Et elle regarda fixement par-dessus l'épaule le comte de Provence, qui eût voulu être à cent pieds sous terre, mais dont le visage large et épanoui grimaçait une expression d'acquiescement.

 

– Eh bien? fit Louis XVI.

– Eh bien! sire, ce jour-là, j'oubliai chez Mme de La Motte un portrait, une boîte. Elle me la rapporte aujourd'hui; elle est là.

– Non, non… Eh bien! je suis convaincu, dit le roi; j'aime mieux cela.

– Oh! moi, je ne suis pas satisfaite, dit la reine; je vais l'introduire. D'ailleurs, pourquoi cette répugnance? Qu'a-t-elle fait? Qu'est-elle donc? Si je ne le sais pas, instruisez-moi. Voyons, monsieur de Crosne, vous qui savez tout, dites…

– Je ne sais rien qui soit défavorable à cette dame, répondit le magistrat.

– Bien vrai?

– Assurément. Elle est pauvre, voilà tout; un peu ambitieuse, peut-être.

– L'ambition, c'est la voix du sang. Si vous n'avez que cela contre elle, le roi peut bien l'admettre à donner témoignage.

– Je ne sais, répliqua Louis XVI, mais j'ai des pressentiments, moi, des instincts; je sens que cette femme sera pour un malheur, pour un désagrément dans ma vie… c'est bien assez.

– Oh! sire, de la superstition! Cours la chercher, dit la reine à la princesse de Lamballe.

Cinq minutes après, Jeanne, toute modeste, toute honteuse, mais distinguée dans son attitude comme dans sa mise, pénétrait pas à pas dans le cabinet du roi.

Louis XVI, inexpugnable dans son antipathie, avait tourné le dos à la porte. Les deux coudes sur son bureau, la tête dans ses mains, il semblait être un étranger au milieu des assistants.

Le comte de Provence dardait sur Jeanne des regards tellement gênants par leur inquisition, que si la modestie de Jeanne eût été réelle, cette femme eût été paralysée, pas un mot ne fût sorti de sa bouche.

Mais il fallait bien autre chose pour troubler la cervelle de Jeanne.

Ni roi, ni empereur avec leurs sceptres, ni pape avec sa tiare, ni puissances célestes, ni puissances des ténèbres n'eussent agi sur cet esprit de fer, avec la crainte ou la vénération.

– Madame, lui dit la reine, en la menant derrière le roi, veuillez dire, je vous prie, ce que vous avez fait le jour de ma visite chez M. Mesmer; veuillez le dire de point en point.

Jeanne se tut.

– Pas de réticences, pas de ménagements. Rien que la vérité, la forme de votre idée vous apparaissant en relief, telle qu'elle est dans votre mémoire.

Et la reine s'assit dans un fauteuil, pour ne pas influencer le témoin par son regard.

Quel rôle pour Jeanne! pour elle dont la perspicacité avait deviné que sa souveraine avait besoin d'elle, pour elle qui sentait que Marie-Antoinette était soupçonnée à faux et qu'on pouvait la justifier sans s'écarter du vrai!

Tout autre eût cédé, ayant cette conviction, au plaisir d'innocenter la reine par l'exagération des preuves.

Jeanne était une nature si déliée, si fine, si forte, qu'elle se renferma dans la pure expression du fait.

– Sire, dit-elle, j'étais allée chez M. Mesmer par curiosité, comme tout Paris y va. Le spectacle m'a paru un peu grossier. Je m'en retournais, quand soudain, sur le seuil de la porte d'entrée, j'aperçus Sa Majesté, que j'avais eu l'honneur de voir l'avant-veille sans la connaître. Sa Majesté dont la générosité m'avait révélé le rang. Quand je vis ses traits augustes, qui jamais ne s'effaceront de ma mémoire, il me sembla que la présence de Sa Majesté la reine était peut-être déplacée en cet endroit, où beaucoup de souffrances et de guérisons ridicules s'étalaient en spectacle. Je demande humblement pardon à Sa Majesté d'avoir osé penser si librement sur sa conduite, mais ce fut un éclair, un instinct de femme; j'en demande pardon à genoux, si j'ai outrepassé la ligne de respect que je dois aux moindres mouvements de Sa Majesté.

Elle s'arrêta là, feignant l'émotion, baissant la tête, arrivant, par un art inouï, à la suffocation qui précède les larmes.

M. de Crosne y fut pris. Mme de Lamballe se sentit entraînée vers le cœur de cette femme, qui paraissait être à la fois délicate, timide, spirituelle et bonne.

M. de Provence fut étourdi.

La reine remercia Jeanne par un regard, que le regard de celle-ci sollicitait ou plutôt guettait sournoisement.

– Eh bien! dit la reine, vous avez entendu, sire?

Le roi ne remua pas.

– Je n'avais pas besoin, dit-il, du témoignage de madame.

– On m'a dit de parler, objecta timidement Jeanne, et j'ai dû obéir.

– Assez! dit brutalement Louis XVI; quand la reine dit une chose, elle n'a pas besoin de témoins pour contrôler son dire. Quand la reine a mon approbation, elle n'a rien à chercher auprès de personne; et elle a mon approbation.

Il se leva en achevant ces mots, qui écrasèrent M. de Provence.

La reine ne se fit point faute d'y ajouter un sourire dédaigneux.

Le roi tourna le dos à son frère, vint baiser la main de Marie-Antoinette et de la princesse de Lamballe.

Il congédia cette dernière en lui demandant pardon de l'avoir dérangée pour rien, ajouta-t-il.

Il n'adressa ni un mot, ni un regard à Mme de La Motte; mais comme il était forcé de passer devant elle pour regagner son fauteuil, et qu'il craignait d'offenser la reine en manquant de politesse en sa présence pour une femme qu'elle recevait, il se contraignit à faire à Jeanne un petit salut auquel elle répondit sans précipitation par une profonde révérence, capable de faire valoir toute sa bonne grâce.

Mme de Lamballe sortit du cabinet la première, puis Mme de La Motte, que la reine poussait devant elle; enfin la reine, qui échangea un dernier regard presque caressant avec le roi.

Et puis on entendit dans le corridor les trois voix de femmes qui s'éloignaient en chuchotant.

– Mon frère, dit alors Louis XVI au comte de Provence, je ne vous retiens plus. J'ai le travail de la semaine à terminer avec M. le lieutenant de police. Je vous remercie d'avoir accordé votre attention à cette pleine, entière et éclatante justification de votre sœur. Il est aisé de voir que vous en êtes aussi réjoui que moi, et ce n'est pas peu dire. À nous deux, monsieur de Crosne. Asseyez-vous là, je vous prie.

Le comte de Provence salua, toujours souriant, et sortit du cabinet, quand il n'entendit plus les dames, et qu'il se jugea hors de portée d'un malicieux regard ou d'un mot amer.

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