bannerbannerbanner
полная версияLe Collier de la Reine, Tome I

Александр Дюма
Le Collier de la Reine, Tome I

Chapitre XIX
M. Beausire

Oliva se jeta au-devant d'un homme furieux qui, les deux mains étendues, le visage pâle, les habits en désordre, faisait invasion dans l'appartement en poussant de rauques imprécations.

– Beausire! voyons! Beausire, dit-elle d'une voix qui n'était pas assez épouvantée pour faire tort au courage de cette femme.

– Lâchez-moi! cria le nouveau venu en se débarrassant avec brutalité des étreintes d'Oliva.

Et il se mit à continuer sur un ton progressif:

– Ah! c'est parce qu'il y avait ici un homme qu'on ne m'ouvrait pas la porte! Ah! ah!

L'inconnu, nous le savons, était demeuré sur le sofa dans une attitude calme et immobile, que M. Beausire dut prendre peur de l'indécision ou même de l'effroi.

Il arriva en face de l'homme avec des grincements de dents de mauvais augure.

– Je suppose que vous me répondrez, monsieur?

– Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise, mon cher monsieur Beausire? répliqua l'inconnu.

– Que faites-vous ici? et d'abord qui êtes-vous?

– Je suis un homme très tranquille à qui vous faites des yeux effrayants, et puis je causais avec madame en tout bien tout honneur.

– Mais oui, certainement, murmura Oliva, en tout bien tout honneur.

– Tâchez de vous taire, vous, vociféra Beausire.

– Là, là! dit l'inconnu, ne rudoyez pas ainsi madame qui est parfaitement innocente; et si vous avez de la mauvaise humeur…

– Oui, j'en ai.

– Il aura perdu au jeu, dit à demi-voix Oliva.

– Je suis dépouillé, mort de tous les diables! hurla Beausire.

– Et vous ne seriez pas fâché de dépouiller un peu quelqu'un, dit en riant l'inconnu; cela se conçoit, cher monsieur Beausire.

– Trêve de mauvaises plaisanteries, vous! et faites-moi le plaisir de déguerpir d'ici.

– Oh! monsieur Beausire, de l'indulgence!

– Mort de tous les diables de l'enfer! levez-vous et partez, ou je brise le sofa et tout ce qu'il y a dessus.

– Vous ne m'aviez pas dit, mademoiselle, que M. Beausire avait de ces lunes rousses. Tudieu! quelle férocité!

Beausire, exaspéré, fit un grand mouvement de comédie, et, pour tirer l'épée, décrivit avec ses bras et la lame un cercle d'au moins dix pieds de circonférence.

– Encore un coup, dit-il, levez-vous, ou sinon je vous cloue sur le dossier.

– En vérité, on n'est pas plus désagréable, répondit l'inconnu en faisant doucement, et de sa seule main gauche, sortir du fourreau la petite épée qu'il avait mise en verrou, derrière lui, sur le sofa.

Oliva poussa des cris perçants.

– Ah! mademoiselle, mademoiselle, taisez-vous, dit l'homme tranquille qui avait enfin l'épée au poing sans s'être levé de son siège; taisez-vous, car il arrivera deux choses: la première, c'est que vous étourdirez M. Beausire et qu'il se fera embrocher; la seconde, c'est que le guet montera, vous frappera, et vous mènera droit à Saint-Lazare.

Oliva remplaça les cris par une pantomime des plus expressives.

Ce spectacle était curieux. D'un côté, M. Beausire débraillé, aviné, tremblant de rage, bourrait de coups droits sans portée, sans tactique, à un adversaire impénétrable.

De l'autre, un homme assis sur le sofa, une main le long du genou, l'autre armée, parant avec agilité, sans secousses, et riant de façon à épouvanter Saint-Georges lui-même.

L'épée de Beausire n'avait pu, un seul instant, garder la ligne, ballottée qu'elle était toujours par les parades de l'adversaire.

Beausire commençait à se fatiguer, à souffler, mais la colère avait fait place à une terreur involontaire; il réfléchissait que si cette épée complaisante voulait s'allonger, se fendre dans un dégagement, c'en était fait de lui, Beausire. L'incertitude le prit, il rompit et ne donna plus que sur le faible de l'épée de l'adversaire. Celui-ci le prit vigoureusement en tierce, lui enleva l'épée de la main, et la fit voler comme une plume.

L'épée fila par la chambre, traversa une vitre de la fenêtre et disparut au dehors.

Beausire ne savait plus quelle contenance garder.

– Eh! monsieur Beausire, dit l'inconnu, prenez donc garde, si votre épée tombe par la pointe, et qu'il passe quelqu'un dessous, voilà un homme mort!

Beausire, rappelé à lui, courut à la porte et se précipita par les montées pour rattraper son arme et prévenir un malheur qui l'eût brouillé avec la police.

Pendant ce temps, Oliva saisit la main du vainqueur et lui dit:

– Oh! monsieur, vous êtes très brave; mais M. Beausire est traître, et puis vous me compromettrez en restant; lorsque vous serez parti, certainement il me battra.

– Je reste alors.

– Non, non, par grâce; quand il me bat, je le bats aussi, et je suis toujours la plus forte; mais c'est parce que je n'ai rien à ménager. Retirez-vous, je vous prie.

– Faites donc bien attention à une chose, ma toute belle; c'est que si je pars, je le trouverai en bas ou me guettant dans l'escalier; on se rebattra; sur un escalier on ne pare pas toujours double contre de quarte, double contre de tierce et demi-cercle, comme sur un canapé.

– Alors?

– Alors, je tuerai maître Beausire ou il me tuera.

– Grand Dieu! c'est vrai; nous aurions un bel esclandre dans la maison.

– C'est à éviter; donc, je reste.

– Pour l'amour du Ciel! sortez: vous monterez à l'étage supérieur jusqu'à ce qu'il soit rentré. Lui, croyant vous retrouver ici, ne cherchera nulle part. Une fois qu'il aura mis le pied dans l'appartement, vous m'entendrez fermer la porte à double tour. C'est moi qui aurai emprisonné mon homme et mis la clef dans ma poche. Prenez alors votre retraite pendant que je me battrai courageusement pour occuper le temps.

– Vous êtes une charmante fille; au revoir.

– Au revoir! quand cela?

– Cette nuit, s'il vous plaît.

– Comment! cette nuit! Êtes-vous fou?

– Pardi! oui, cette nuit. Est-ce qu'il n'y a pas bal à l'Opéra, ce soir?

– Songez donc qu'il est déjà minuit.

– Je le sais bien, mais que m'importe?

– Il faut des dominos.

– Beausire en ira chercher, si vous avez su le battre.

– Vous avez raison, dit Oliva en riant.

– Et voilà dix louis pour les costumes, dit l'inconnu en riant aussi.

– Adieu! adieu! Merci!

Et elle le poussa vers le palier.

– Bon! il referme la porte d'en bas, dit l'inconnu.

– Ce n'est qu'un pêne et un verrou à l'intérieur. Adieu! Il monte.

– Mais si par hasard vous étiez battue, vous, comment me le ferez-vous dire?

Elle réfléchit.

– Vous devez avoir des valets? dit-elle.

– Oui, j'en mettrai un sous vos fenêtres.

– Très bien, et il regardera en l'air jusqu'à ce qu'il lui tombe un petit billet sur le nez.

– Soit. Adieu.

L'inconnu monta aux étages supérieurs. Rien n'était plus facile, l'escalier était sombre, et Oliva, en interpellant à haute voix Beausire, couvrait le bruit des pas de son nouveau complice.

– Arriverez-vous, enragé! criait-elle à Beausire, qui ne remontait pas sans faire de sérieuses réflexions sur la supériorité morale et physique de cet intrus, si insolemment emménagé dans le domicile d'autrui.

Il parvint cependant à l'étage où l'attendait Oliva. Il avait l'épée au fourreau, il ruminait un discours.

Oliva le prit par les épaules, le poussa dans l'antichambre, et referma la porte à double tour comme elle l'avait promis.

L'inconnu, en se retirant, put entendre le commencement d'une lutte dans laquelle brillaient par leur son éclatant, comme des cuivres dans l'orchestre, ces sortes de horions qui s'appellent vulgairement et par onomatopée des claques.

Aux claques se mêlaient des cris et des reproches. La voix de Beausire tonnait, celle d'Oliva étonnait. Qu'on nous passe ce mauvais jeu de mots, car il rend au complet notre idée.

«En effet, disait l'inconnu en s'éloignant, on n'eût jamais pu croire que cette femme, si stupéfiée tout à l'heure par l'arrivée du maître, possédât une pareille faculté de résistance.»

L'inconnu ne perdit pas de temps à suivre la fin de la scène.

«Il y a trop de chaleur au début, dit-il, pour que le dénouement soit éloigné.»

Il tourna l'angle de la petite rue d'Anjou-Dauphine, dans laquelle il trouva son carrosse qui l'attendait, et qui s'était remisé à reculons dans cette ruelle.

Il dit un mot à un de ses gens, qui se détacha, vint prendre position en face des fenêtres d'Oliva, et se blottit dans l'ombre épaisse d'une petite arcade surplombant l'allée d'une maison antique.

Ainsi placé, l'homme, qui voyait les fenêtres éclairées, put juger par la mobilité des silhouettes de tout ce qui se passait dans l'intérieur.

Ces images, d'abord très agitées, finirent par se calmer un peu. Enfin, il n'en resta plus qu'une.

Chapitre XX
L'or

D'abord, Beausire avait été surpris de voir fermer cette porte au verrou.

Ensuite surpris d'entendre crier si haut Mlle Oliva.

Enfin, plus surpris encore d'entrer dans la chambre et de n'y plus trouver son farouche rival.

Perquisitions, menaces, appel, puisque l'homme se cachait, c'est qu'il avait peur; s'il avait peur, c'est que Beausire triomphait.

Oliva le força de cesser ses recherches et de répondre à ses interrogations.

Beausire, un peu rudoyé, prit le haut ton à son tour.

Oliva, qui savait ne plus être coupable, puisque le corps du délit avait disparu, Quia corpus delicti aberat, comme dit le texte; Oliva cria si haut que, pour la faire taire, Beausire lui appliqua la main sur la bouche, ou voulut la lui appliquer.

Mais il se trompa; Oliva comprit autrement le geste tout persuasif et conciliateur de Beausire. À cette main rapide qui se dirigeait vers son visage, elle opposa une main aussi adroite, aussi légère que l'était naguère l'épée de l'inconnu.

 

Cette main para quarte et tierce subitement et se porta en avant, à fond, et frappa sur la joue de Beausire.

Beausire riposta par une flanconade de la main droite un coup qui abattit les deux mains d'Oliva, et lui fit rougir la joue gauche avec un bruit scandaleux.

C'était le passage de la conversation qu'avait saisi l'inconnu au moment de son départ.

Une explication commencée de la sorte amène vite, disons-nous, un dénouement; toutefois, un dénouement, si bon qu'il soit à présenter, a besoin, pour être dramatique, d'une foule de préparations.

Oliva répondit au soufflet de Beausire par un projectile lourd et dangereux: une cruche de faïence; Beausire riposta au projectile par le moulinet d'une canne, qui brisa plusieurs tasses, écorna une bougie et finit par rencontrer l'épaule de la jeune femme.

Celle-ci, furieuse, bondit sur Beausire et l'étreignit au gosier. Force fut au malheureux Beausire de saisir ce qu'il put trouver de la menaçante Oliva.

Il déchira une robe. Oliva, sensible à cet affront et à cette perte, lâcha prise et envoya Beausire rouler au milieu de la chambre. Il se releva écumant.

Mais comme la valeur d'un ennemi se mesure sur la défense, et que la défense se fait toujours respecter, même du vainqueur, Beausire, qui avait conçu beaucoup de respect pour Oliva, reprit la conversation verbale où il l'avait laissée.

– Vous êtes, dit-il, une méchante créature; vous me ruinez.

– C'est vous qui me ruinez, dit Oliva.

– Oh! je la ruine. Elle n'a rien.

– Dites que je n'ai plus rien. Dites que vous avez vendu et mangé, bu ou joué tout ce que j'avais.

– Et vous osez me reprocher ma pauvreté.

– Pourquoi êtes-vous pauvre? C'est un vice.

– Je vous corrigerai de tous les vôtres d'un seul coup.

– En me battant?

Et Oliva brandit une pincette fort lourde dont l'aspect fit reculer Beausire.

– Il ne vous manquait plus, dit-il, que de prendre des amants.

– Et vous, comment appelez-vous toutes ces misérables qui s'asseyent à vos côtés dans les tripots où vous passez vos jours et vos nuits?

– Je joue pour vivre.

– Et vous y réussissez joliment; nous mourons de faim; charmante industrie, ma foi!

– Et vous, avec la vôtre, vous êtes forcée de pleurer quand on vous déchire une robe, parce que vous n'avez pas le moyen d'en acheter une autre. Belle industrie, pardieu!

– Meilleure que la vôtre! s'écria Oliva furieuse, et en voici la preuve!

Et elle saisit dans sa poche une poignée d'or qu'elle jeta tout au travers de la chambre.

Les louis se mirent à rouler sur leurs disques et à trembler sur leurs faces, les uns se cachant sous les meubles, les autres continuant leurs évolutions sonores jusque sous les portes. Les autres enfin, s'arrêtaient à plat, fatigués, et faisant reluire leurs effigies comme des paillettes de feu.

Lorsque Beausire entendit cette pluie métallique tinter sur le bois des meubles et sur le carreau de la chambre, il fut saisi comme d'un vertige, nous devrions plutôt dire comme d'un remords.

– Des louis, des doubles louis! s'écria-t-il atterré.

Oliva tenait dans sa main une autre poignée de ce métal. Elle le lança dans le visage et les mains ouvertes de Beausire, qui en fut aveuglé.

– Oh! oh! fit-il encore. Est-elle riche, cette Oliva!

– Voilà ce que me rapporte mon industrie, répliqua cyniquement la créature en repoussant à la fois d'un grand coup de sa mule, et l'or qui jonchait le plancher, et Beausire qui s'agenouillait pour ramasser l'or.

– Seize, dix-sept, dix-huit, disait Beausire pantelant de joie.

– Misérable, grommela Oliva.

– Dix-neuf, vingt et un, vingt-deux.

– Lâche.

– Vingt-trois, vingt-quatre, vingt-six.

– Infâme.

Soit qu'il eût entendu, soit qu'il eût rougi sans entendre, Beausire se releva.

– Ainsi, dit-il, d'un ton si sérieux que rien ne pouvait en égaler le comique, ainsi, mademoiselle, vous faisiez des économies en me privant du nécessaire?

Oliva, confondue, ne trouva rien à répondre.

– Ainsi, continua le drôle, vous me laissez courir avec des bas fanés, avec un chapeau roux, avec des doublures sciées et éventrées, tandis que vous gardez des louis dans votre cassette. D'où viennent ces louis? de la vente que je fis de mes hardes en associant ma triste destinée à la vôtre.

– Coquin! murmura tout bas Oliva.

Et elle lui lança un regard plein de mépris. Il ne s'en effaroucha pas.

– Je vous pardonne, dit-il, non pas votre avarice, mais votre économie.

– Et vous vouliez me tuer tout à l'heure!

– J'avais raison tout à l'heure, j'aurais tort à présent.

– Pourquoi, s'il vous plaît?

– Parce qu'à présent, vous êtes une vraie ménagère, vous rapportez au ménage.

– Je vous dis que vous êtes un misérable.

– Ma petite Oliva!

– Et que vous allez me rendre cet or.

– Oh! ma chérie!

– Vous allez me le rendre, sinon je vous passe votre épée au travers du corps.

– Oliva!

– C'est oui ou non?

– C'est non, Oliva; je ne consentirai jamais que tu me traverses le corps.

– Ne remuez pas, ou vous être traversé. L'argent.

– Donne-le-moi.

– Ah! lâche! ah! créature avilie! vous mendiez, vous sollicitez les bienfaits de ma mauvaise conduite! Ah! voilà ce qu'on appelle un homme! je vous ai toujours méprisés, tous méprisés, entendez-vous? plus encore celui qui donne que celui qui reçoit.

– Celui qui donne, repartit gravement Beausire, peut donner, il est heureux. Moi aussi, je vous ai donné, Nicole.

– Je ne veux pas qu'on m'appelle Nicole.

– Pardon, Oliva. Je disais donc que je vous avais donné lorsque je pouvais.

– Belles largesses! des boucles d'argent, six louis d'or, deux robes de soie, trois mouchoirs brodés.

– C'est beaucoup pour un soldat.

– Taisez-vous; ces boucles, vous les aviez volées à quelque autre pour me les offrir; ces louis d'or, on vous les avait prêtés, vous ne les avez jamais rendus; les robes de soie…

– Oliva! Oliva!

– Rendez-moi mon argent.

– Que veux-tu en retour?

– Le double.

– Eh bien! soit, dit le coquin avec gravité. Je vais aller jouer rue de Bussy; je te rapporte, non pas le double, mais le quintuple.

Il fit deux pas vers la porte. Elle le saisit par la basque de son habit trop mûr.

– Allons, bien! fit-il, l'habit est déchiré.

– Tant mieux, vous en aurez un neuf.

– Six louis! Oliva, six louis. Heureusement que, rue de Bussy, les banquiers et les pontes ne sont pas rigoureux sur l'article de la toilette.

Oliva saisit tranquillement l'autre basque de l'habit et l'arracha. Beausire devint furieux.

– Mort de tous les diables! s'écria-t-il, tu vas te faire tuer. Voilà-t-il pas que la drôlesse me déshabille. Je ne puis plus sortir d'ici, moi.

– Au contraire, vous allez sortir tout de suite.

– Ce serait curieux, sans habit.

– Vous mettrez la redingote d'hiver.

– Trouée, rapiécée!

– Vous ne la mettrez pas, si cela vous plaît mieux, mais vous sortirez.

– Jamais.

Oliva prit dans sa poche ce qui lui restait d'or, une quarantaine de louis environ, et les fit sauter entre ses deux mains rassemblées.

Beausire faillit devenir fou; il s'agenouilla encore une fois.

– Ordonne, dit-il, ordonne.

– Vous allez courir au Capucin-Magique, rue de Seine, on y vend des dominos pour le bal masqué.

– Eh bien?

– Vous m'en achèterez un complet, masque et bas pareils.

– Bon.

– Pour vous, un noir; pour moi, un blanc de satin.

– Oui.

– Et je ne vous donne que vingt minutes pour cela.

– Nous allons au bal?

– Au bal.

– Et tu me conduis au boulevard souper?

– Certes; mais à une condition.

– Laquelle?

– Si vous êtes obéissant.

– Oh! toujours, toujours.

– Allons donc, montrez votre zèle.

– Je cours.

– Comment, vous n'êtes pas encore parti?

– Mais la dépense…

– Vous avez vingt-cinq louis.

– Comment, j'ai vingt-cinq louis! Et où prenez-vous cela?

– Mais ceux que vous avez ramassés.

– Oliva, Oliva, ce n'est pas bien.

– Que voulez-vous dire?

– Oliva, vous me les aviez donnés.

– Je ne dis pas que vous ne les aurez pas; mais si je vous les donnais à présent, vous ne reviendriez pas. Allez donc, et revenez vite.

– Elle a, pardieu! raison, dit le coquin un peu confus. C'était mon intention de ne pas revenir.

– Vingt-cinq minutes, entendez-vous? cria-t-elle.

– J'obéis.

C'est à ce moment que le valet placé en embuscade dans la niche située en face des fenêtres vit un des deux interlocuteurs disparaître.

C'était M. Beausire, lequel sortit avec un habit sans basque, derrière lequel l'épée se balançait insolemment, tandis que la chemise boursouflait sous la veste comme au temps de Louis XIII.

Tandis que le vaurien gagnait du côté de la rue de Seine, Oliva écrivit rapidement sur un papier ces mots, qui résumaient tout l'épisode:

«La paix est signée, le partage est fait, le bal adopté. À deux heures, nous serons à l'Opéra. J'aurai un domino blanc, et sur l'épaule gauche un ruban de soie bleue.»

Oliva roula le papier autour d'un débris de la cruche de faïence, aventura la tête par la fenêtre, et jeta le billet dans la rue.

Le valet fondit sur sa proie, la ramassa et s'enfuit.

Il est à peu près certain que M. Beausire ne resta pas plus de trente minutes à revenir, suivi de deux garçons tailleurs qui apportaient, au prix de dix-huit louis, deux dominos d'un goût exquis, comme on les faisait au Capucin-Magique, chez le bon faiseur, fournisseur de Sa Majesté la reine et des dames d'honneur.

Chapitre XXI
La petite maison

Nous avons laissé Mme de La Motte sur la porte de l'hôtel, suivant des yeux la voiture de la reine, qui disparaissait rapidement.

Quand sa forme cessa d'être visible, quand son roulement cessa d'être distinct, Jeanne remonta à son tour dans sa remise, et rentra chez elle pour prendre un domino et un autre masque, et pour voir en même temps si rien de nouveau ne s'était passé à son domicile.

Mme de La Motte s'était promis, pour cette bienheureuse nuit, un rafraîchissement à toutes les émotions du jour. Elle avait résolu, une fois, en femme forte qu'elle était, de faire le garçon, comme on dit vulgairement ou expressivement, et de s'en aller en conséquence respirer toute seule les délices de l'imprévu.

Mais un contretemps l'attendait au premier pas qu'elle faisait dans cette route si séduisante pour les imaginations vives et longtemps contenues.

En effet, un grison l'attendait chez le concierge.

Ce grison appartenait à M. le prince de Rohan, et était porteur, de la part de Son Éminence, d'un billet conçu en ces termes:

«Madame la comtesse,

«Vous n'avez pas oublié sans doute que nous avons des affaires à régler ensemble. Peut-être avez-vous la mémoire brève; moi je n'oublie jamais ce qui m'a plu.

«J'ai l'honneur de vous attendre là où le porteur vous conduira, si vous le voulez bien.»

La lettre était signée de la croix pastorale.

Mme de La Motte, d'abord contrariée de ce contretemps, réfléchit un instant et prit son parti avec cette rapidité de décision qui la caractérisait.

– Montez avec mon cocher, dit-elle au grison, ou donnez-lui l'adresse.

Le grison monta avec le cocher, Mme de La Motte dans la voiture.

Dix minutes suffirent pour mener la comtesse à l'entrée du faubourg Saint-Antoine, dans un renfoncement nouvellement aplani, où de grands arbres, vieux comme le faubourg lui-même, cachaient à tous les yeux une de ces jolies maisons bâties sous Louis XV, avec le goût extérieur du XVIème siècle et le confort incomparable du XVIIIème.

– Oh! oh! une petite maison, murmura la comtesse: c'est bien naturel de la part d'un grand prince, mais bien humiliant pour une Valois. Enfin!

Ce mot, dont la résignation a fait un soupir ou l'impatience une exclamation, décelait tout ce qui sommeillait de dévorante ambition et de folle convoitise dans son esprit.

Mais elle n'eut pas plutôt dépassé le seuil de l'hôtel que sa résolution était prise.

On la mena de chambre en chambre, c'est-à-dire de surprises en surprises, jusqu'à une petite salle à manger du goût le plus exquis.

Elle y trouva le cardinal seul et l'attendant.

Son Éminence feuilletait des brochures qui ressemblaient fort à une collection de ces pamphlets qui pleuvaient par milliers à cette époque, quand le vent venait d'Angleterre ou de la Hollande.

 

À sa vue, il se leva.

– Ah! vous voici; merci, madame la comtesse, dit-il.

Et il s'approcha pour lui baiser la main.

La comtesse recula d'un air dédaigneux et blessé.

– Quoi donc! fit le cardinal, et qu'avez-vous, madame?

– Vous n'êtes pas accoutumé, n'est-ce pas, monseigneur, à voir une pareille figure aux femmes à qui Votre Éminence fait l'honneur de les appeler ici?

– Oh! madame la comtesse.

– Nous sommes dans votre petite maison, n'est-ce pas, monseigneur? dit la comtesse en jetant autour d'elle un regard dédaigneux.

– Mais, madame…

– J'espérais, monseigneur, que Votre Éminence daignerait se rappeler dans quelle condition je suis née. J'espérais que Votre Éminence daignerait se souvenir que si Dieu m'a faite pauvre, il m'a laissé au moins l'orgueil de mon rang.

– Allons, allons, comtesse, je vous avais prise pour une femme d'esprit, dit le cardinal.

– Vous appelez femme d'esprit, à ce qu'il paraît, monseigneur, toute femme indifférente, qui rit à tout, même au déshonneur; à ces femmes, j'en demande pardon à Votre Éminence, j'ai pris l'habitude, moi, de donner un autre nom.

– Non pas, comtesse, vous vous trompez: j'appelle femme d'esprit toute femme qui écoute quand on lui parle ou qui ne parle pas avant d'avoir écouté.

– J'écoute, voyons.

– J'avais à vous entretenir d'objets sérieux.

– Et vous m'avez fait venir pour cela dans une salle à manger?

– Mais, oui; eussiez-vous mieux aimé que je vous attendisse dans un boudoir, comtesse?

– La distinction est délicate.

– Je le crois ainsi, comtesse.

– Ainsi, il ne s'agit que de souper avec monseigneur?

– Pas autre chose.

– Que Votre Éminence soit persuadée que je ressens cet honneur comme je le dois.

– Vous raillez, comtesse?

– Non, je ris.

– Vous riez?

– Oui. Aimez-vous mieux que je me fâche? Ah! vous êtes d'humeur difficile, monseigneur, à ce qu'il paraît.

– Oh! vous êtes charmante quand vous riez, et je ne demanderais rien de mieux que de vous voir rire toujours. Mais vous ne riez pas en ce moment. Oh! non, non; il y a de la colère derrière ces belles lèvres qui montrent les dents.

– Pas le moins du monde, monseigneur, et la salle à manger me rassure.

– À la bonne heure!

– Et j'espère que vous y souperez bien.

– Comment, que j'y souperai bien. Et vous?

– Moi, je n'ai pas faim.

– Comment, madame, vous me refusez à souper?

– Plaît-il?

– Vous me chassez?

– Je ne vous comprends pas, monseigneur.

– Écoutez, chère comtesse.

– J'écoute.

– Si vous étiez moins courroucée, je vous dirais que vous avez beau faire, vous ne pouvez pas vous empêcher d'être charmante; mais, comme à chaque compliment je crains d'être congédié, je m'abstiens.

– Vous craignez d'être congédié! En vérité, monseigneur, j'en demande pardon à Votre Éminence, mais vous devenez inintelligible.

– C'est pourtant limpide, ce qui se passe.

– Excusez mon éblouissement, monseigneur.

– Eh bien! l'autre jour, vous m'avez reçu avec beaucoup de gêne; vous trouviez que vous étiez logée d'une façon peu convenable pour une personne de votre rang et de votre nom. Cela m'a forcé d'abréger ma visite; cela, en outre, vous a rendue un peu froide avec moi. J'ai pensé alors que vous remettre dans votre milieu, dans vos conditions de vivre, c'était rendre l'air à l'oiseau que le physicien place sous la machine pneumatique.

– Et alors? demanda la comtesse avec anxiété, car elle commençait à comprendre.

– Alors, belle comtesse, pour que vous puissiez me recevoir avec franchise, pour que, de mon côté, je puisse venir vous visiter sans me compromettre, ou vous compromettre vous-même…

Le cardinal regardait fixement la comtesse.

– Eh bien? demanda celle-ci.

– Eh bien! j'ai espéré que vous daigneriez accepter cette étroite maison. Vous comprenez, comtesse, je ne dis pas petite maison.

– Accepter, moi? Vous me donnez cette maison, monseigneur? s'écria la comtesse dont le cœur battait à la fois d'orgueil et d'avidité.

– Bien peu de chose, comtesse, trop peu; mais si je vous donnais plus, vous n'eussiez point accepté.

– Oh! ni plus ni moins, monseigneur, dit la comtesse.

– Vous dites, madame?

– Je dis qu'il est impossible que j'accepte un pareil don.

– Impossible! Et pourquoi?

– Mais parce que c'est impossible, tout simplement.

– Oh! ne prononcez pas ce mot-là près de moi, comtesse.

– Pourquoi?

– Parce que je ne veux pas y croire près de vous.

– Monseigneur!..

– Madame, la maison vous appartient, les clefs sont là, sur un plat de vermeil. Je vous traite comme un triomphateur. Voyez-vous encore une humiliation dans cela?

– Non, mais…

– Voyons, acceptez.

– Monseigneur, je vous l'ai dit.

– Comment, madame, vous écrivez aux ministres pour solliciter une pension; vous acceptez cent louis de deux dames inconnues, vous!

– Oh! monseigneur, c'est bien différent. Qui reçoit…

– Qui reçoit oblige, comtesse, dit noblement le prince. Voyez, je vous ai attendue dans votre salle à manger; je n'ai pas même vu le boudoir, ni les salons, ni les chambres: seulement, je suppose qu'il y a tout cela.

– Oh! monseigneur, pardon; car vous me forcez d'avouer qu'il n'existe pas d'homme plus délicat que vous.

Et la comtesse, si longtemps contenue, rougit de plaisir en songeant qu'elle allait pouvoir dire: ma maison.

Puis voyant tout à coup qu'elle se laissait entraîner, à un geste que fit le prince:

– Monseigneur, dit-elle en reculant d'un pas, je prie Votre Éminence de me donner à souper.

Le cardinal ôta un manteau dont il ne s'était pas encore débarrassé, approcha un siège pour la comtesse et, vêtu d'un habit de ville qui lui seyait à merveille, il commença son office de maître d'hôtel.

Le souper se trouva servi en un moment.

Tandis que les laquais pénétraient dans l'antichambre, Jeanne avait replacé un loup sur son visage.

– C'est moi qui devrais me masquer, dit le cardinal, car vous êtes chez vous; car vous êtes au milieu de vos gens; car c'est moi qui suis l'étranger.

Jeanne se mit à rire, mais n'en garda pas moins son masque. Et, malgré le plaisir et la surprise qui l'étouffaient, elle fit honneur au repas.

Le cardinal, nous l'avons déjà dit en plusieurs occasions, était un homme d'un grand cœur et d'un réel esprit.

La longue habitude des cours les plus civilisées de l'Europe, des cours gouvernées par des reines, l'habitude des femmes qui, à cette époque, compliquaient, mais souvent aussi résolvaient toutes les questions de politique; cette expérience, pour ainsi dire transmise par la voie du sang, et multipliée par une étude personnelle; toutes ces qualités, si rares aujourd'hui, déjà rares alors, faisaient du prince un homme extrêmement difficile à pénétrer pour les diplomates ses rivaux et pour les femmes ses maîtresses.

C'est que sa bonne façon et sa haute courtoisie étaient une cuirasse que rien ne pouvait entamer.

Aussi le cardinal se croyait-il bien supérieur à Jeanne. Cette provinciale, bouffie de prétentions, et qui, sous son faux orgueil, n'avait pu lui cacher son avidité, lui paraissait une facile conquête, désirable sans doute à cause de sa beauté, de son esprit, de je ne sais quoi de provocant qui séduit beaucoup plus les hommes blasés que les hommes naïfs. Peut-être, cette fois, le cardinal, plus difficile à pénétrer qu'il n'était pénétrant lui-même, se trompait-il; mais le fait est que Jeanne, belle qu'elle était, ne lui inspirait aucune défiance.

Ce fut la perte de cet homme supérieur. Il ne se fit pas seulement moins fort qu'il n'était, il se fit pygmée; de Marie-Thérèse à Jeanne de La Motte, la différence était trop grande pour qu'un Rohan de cette trempe se donnât la peine de lutter.

Aussi une fois la lutte engagée, Jeanne, qui sentait son infériorité apparente, se garda-t-elle de laisser voir sa supériorité réelle; elle joua toujours la provinciale coquette, elle fit la femmelette pour se conserver un adversaire confiant dans sa force et, par conséquent, faible dans ses attaques.

Le cardinal, qui avait surpris chez elle tous les mouvements qu'elle n'avait pu réprimer, la crut donc enivrée du présent qu'il venait de lui faire; elle l'était effectivement, car le présent était non seulement au-dessus de ses espérances, mais même de ses prétentions.

Seulement, il oubliait que c'était lui qui était au-dessous de l'ambition et de l'orgueil d'une femme telle que Jeanne.

Ce qui dissipa d'ailleurs l'enivrement chez elle, c'est la succession de désirs nouveaux immédiatement substitués aux anciens.

– Allons, dit le cardinal, en versant à la comtesse un verre de vin de Chypre dans une petite coupe de cristal étoilée d'or; allons, puisque vous avez signé votre contrat avec moi, ne me boudez plus, comtesse.

– Vous bouder, oh! non.

– Vous me recevrez donc quelquefois ici sans trop de répugnance?

– Jamais je ne serai assez ingrate pour oublier que vous êtes ici chez vous, monseigneur.

– Chez moi? folie!

– Non, non, chez vous, bien chez vous.

1  2  3  4  5  6  7  8  9  10  11  12  13  14  15  16  17  18  19  20  21  22  23  24  25  26  27  28  29  30  31 
Рейтинг@Mail.ru