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полная версияLe Collier de la Reine, Tome I

Александр Дюма
Le Collier de la Reine, Tome I

– Ah! si vous me contrariez, prenez garde!

– Eh bien! qu'arrivera-t-il?

– Je vais vous imposer d'autres conditions.

– Ah! prenez garde à votre tour.

– À quoi?

– À tout.

– Dites.

– Je suis chez moi.

– Et…

– Et si je trouve vos conditions déraisonnables, j'appelle mes gens.

Le cardinal se mit à rire.

– Eh bien! vous voyez? dit-elle.

– Je ne vois rien du tout, fit le cardinal.

– Si fait, vous voyez bien que vous vous moquiez de moi!

– Comment cela?

– Vous riez!..

– C'est le moment, ce me semble.

– Oui, c'est le moment, car vous savez bien que si j'appelais mes gens, ils ne viendraient pas.

– Oh! si fait! le diable m'emporte!

– Fi! monseigneur.

– Qu'ai-je donc fait?

– Vous avez juré, monseigneur.

– Je ne suis plus cardinal ici, comtesse; je suis chez vous, c'est-à-dire en bonne fortune.

Et il se mit encore à rire.

«Allons, dit la comtesse en elle-même, décidément, c'est un excellent homme.»

– À propos, fit tout à coup le cardinal, comme si une pensée bien éloignée de son esprit venait d'y rentrer par hasard, que me disiez-vous l'autre jour de ces deux dames de charité, de ces deux Allemandes?

– De ces deux dames au portrait? fit Jeanne qui, ayant vu la reine, arrivait à la parade et se tenait prête à la riposte.

– Oui, de ces dames au portrait.

– Monseigneur, fit Mme de La Motte en regardant le cardinal, vous les connaissez aussi bien et même mieux que moi, je parie.

– Moi? oh! comtesse, vous me faites tort. N'avez-vous point paru désirer savoir qui elles sont?

– Sans doute; et c'est bien naturel de désirer connaître ses bienfaitrices, ce me semble.

– Eh bien! si je savais qui elles sont, vous le sauriez déjà, vous.

– Monsieur le cardinal, ces dames, vous les connaissez, vous dis-je.

– Non.

– Encore un non, et je vous appelle menteur.

– Oh! et moi je me venge de l'insulte.

– Comment, s'il vous plaît?

– En vous embrassant.

– Monsieur l'ambassadeur près la cour de Vienne! monsieur le grand ami de l'impératrice Marie-Thérèse! il me semble, à moins qu'il ne soit guère ressemblant, que vous auriez dû reconnaître le portrait de votre amie.

– Quoi! vraiment, comtesse, c'était le portrait de Marie-Thérèse!

– Oh! faites donc l'ignorant, monsieur le diplomate!

– Eh bien! voyons, quand cela serait, quand j'aurais reconnu l'impératrice Marie-Thérèse, où cela nous mènerait-il?

– Qu'ayant reconnu le portrait de Marie-Thérèse, vous devez bien avoir quelque soupçon des femmes à qui un pareil portrait appartient.

– Mais pourquoi voulez-vous que je sache cela? dit le cardinal, assez inquiet.

– Dame! parce qu'il n'est pas très ordinaire de voir un portrait de mère – car, remarquez bien que ce portrait est portrait de mère et non d'impératrice – en d'autres mains qu'entre les mains…

– Achevez.

– Qu'entre les mains d'une fille…

– La reine! s'écria Louis de Rohan avec une vérité d'intonation qui dupa Jeanne. La reine! Sa Majesté serait venue chez vous!

– Eh! quoi, vous n'aviez pas deviné que c'était elle, monsieur?

– Mon Dieu! non, dit le cardinal d'un ton parfaitement simple; non, il est d'habitude, en Hongrie, que les portraits des princes régnants passent de famille en famille. Ainsi, moi qui vous parle, par exemple, je ne suis ni fils, ni fille, ni même parent de Marie-Thérèse, eh bien! j'ai un portrait d'elle sur moi.

– Sur vous, monseigneur?

– Tenez, dit froidement le cardinal.

Et il tira de sa poche une tabatière qu'il montra à Jeanne, confondue.

– Vous voyez bien, ajouta-t-il, que si j'ai ce portrait, moi qui, comme je vous le disais, n'ai pas l'honneur d'être de la famille impériale, un autre que moi peut bien l'avoir oublié chez vous, sans être pour cela de l'auguste maison d'Autriche.

Jeanne se tut. Elle avait tous les instincts de la diplomatie; mais la pratique lui manquait encore.

– Ainsi, à votre avis, continua le prince Louis, c'est la reine Marie Antoinette qui est allée vous rendre visite?

– La reine avec une autre dame.

– Mme de Polignac?

– Je ne sais.

– Mme de Lamballe?

– Une jeune femme fort belle et fort sérieuse.

– Mlle de Taverney peut-être?

– C'est possible; je ne la connais pas.

– Alors, si Sa Majesté vous est venue rendre visite, vous voilà sûre de la protection de la reine. C'est un grand pas pour votre fortune.

– Je le crois, monseigneur.

– Sa Majesté, pardonnez-moi cette question, a-t-elle été généreuse envers vous?

– Mais elle m'a donné une centaine de louis, je crois.

– Oh! Sa Majesté n'est pas riche, surtout dans ce moment-ci.

– C'est ce qui double ma reconnaissance.

– Et vous a-t-elle témoigné quelque intérêt particulier?

– Un assez vif.

– Alors tout va bien, dit le prélat pensif et oubliant la protégée pour penser à la protectrice; il ne vous reste donc plus à faire qu'une seule chose.

– Laquelle?

– Pénétrer à Versailles.

La comtesse sourit.

– Ah! ne nous le dissimulons pas, comtesse, là est la véritable difficulté.

La comtesse sourit une seconde fois, mais d'une façon plus significative que la première.

Le cardinal sourit à son tour.

– En vérité, vous autres provinciales, dit-il, vous ne doutez jamais de rien. Parce que vous avez vu Versailles avec des grilles qui s'ouvrent et des escaliers qu'on monte, vous vous figurez que tout le monde ouvre ces grilles et monte ces escaliers. Avez-vous vu tous les monstres d'airain, de marbre ou de plomb qui garnissent le parc et les terrasses de Versailles, comtesse?

– Mais oui, monseigneur.

– Hippogriffes, chimères, gorgones, goules et autres bêtes malfaisantes, il y en a des centaines; eh bien! figurez-vous dix fois plus de méchantes bêtes vivantes entre les princes et leurs bienfaits que vous n'avez vu de monstres fabriqués entre les fleurs du jardin et les passants.

– Votre Éminence m'aiderait bien à passer dans les rangs de ces monstres s'ils me fermaient le passage.

– J'essaierai, mais j'aurai bien du mal. Et d'abord si vous prononciez mon nom, si vous découvriez votre talisman, au bout de deux visites, il vous serait devenu inutile.

– Heureusement, dit la comtesse, je suis gardée de ce côté par la protection immédiate de la reine, et si je pénètre à Versailles, j'y entrerai avec la bonne clef.

– Quelle clef, comtesse?

– Ah! monsieur le cardinal, c'est mon secret… Non, je me trompe, si c'était mon secret, je vous le dirais, car je ne veux rien avoir de caché pour mon plus aimable protecteur.

– Il y a un mais, comtesse?

– Hélas! oui, monseigneur, il y a un mais; mais comme ce n'est pas mon secret, je le garde. Qu'il vous suffise de savoir…

– Quoi donc?

– Que demain j'irai à Versailles; que je serai reçue, et, j'ai tout lieu de l'espérer, bien reçue, monseigneur.

Le cardinal regarda la jeune femme, dont l'aplomb lui paraissait une conséquence un peu directe des premières vapeurs du souper.

– Comtesse, dit-il en riant, nous verrons si vous entrez.

– Vous pousseriez la curiosité jusqu'à me faire suivre?

– Exactement.

– Je ne m'en dédis pas.

– Dès demain, défiez-vous, comtesse, je déclare votre honneur intéressé à entrer à Versailles.

– Dans les petits appartements, oui, monseigneur.

– Je vous assure, comtesse, que vous êtes pour moi une énigme vivante.

– Un de ces petits monstres qui habitent le parc de Versailles?

– Oh! vous me croyez homme de goût, n'est-ce pas?

– Oui, certes, monseigneur.

– Eh bien! comme me voici à vos genoux, comme je prends et baise votre main, vous ne pourrez plus croire que je place mes lèvres sur une griffe ou ma main sur une queue de poisson à écailles.

– Je vous supplie, monseigneur, de vous souvenir, dit froidement Jeanne, que je ne suis ni une grisette, ni une fille d'Opéra; c'est-à-dire que je suis tout à moi, quand je ne suis pas à mon mari, et que, me sentant l'égale de tout homme en ce royaume, je prendrai librement et spontanément, le jour où cela me plaira, l'homme qui aura su me plaire. Ainsi, monseigneur, respectez-moi un peu, vous respecterez ainsi la noblesse à laquelle nous appartenons tous les deux.

Le cardinal se releva.

– Allons, dit-il, vous voulez que je vous aime sérieusement.

– Je ne dis pas cela, monsieur le cardinal; mais je veux, moi, vous aimer. Croyez-moi, quand le moment sera venu, s'il vient, vous le devinerez facilement. Je vous le ferai savoir au cas où vous ne vous en apercevriez pas, car je me sens assez jeune, assez passable, pour ne pas redouter de faire des avances. Un honnête homme ne me repoussera pas.

– Comtesse, dit le cardinal, je vous assure que s'il ne dépend que de moi, vous m'aimerez.

– Nous verrons.

– Vous avez déjà de l'amitié pour moi, n'est-il pas vrai?

– Plus.

– Vraiment? Nous serions alors à moitié chemin.

– N'arpentons pas la route avec la toise, marchons.

– Comtesse, vous êtes une femme que j'adorerais…

Et il soupira.

– Que j'adorerais… dit-elle surprise, si?..

– Si vous le permettiez, se hâta de répondre le cardinal.

– Monseigneur, je vous le permettrai peut-être quand la fortune m'aura souri assez longtemps pour que vous vous dispensiez de tomber à mes genoux si vite et de me baiser les mains si prématurément.

– Comment?

– Oui, quand je serai au-dessus de vos bienfaits, vous ne soupçonnerez plus que je recherche vos visites par un intérêt quelconque; alors vos vues sur moi s'ennobliront, j'y gagnerai, monseigneur, et vous n'y perdrez pas.

Elle se leva encore, car elle s'était rassise pour mieux débiter sa morale.

 

– Alors, dit le cardinal, vous m'enfermez dans des impossibilités.

– Comment cela?

– Vous m'empêchez de vous faire ma cour.

– Pas le moins du monde. Est-ce qu'il n'y a, pour faire la cour à une femme, que le moyen de la génuflexion et la prestidigitation?

– Commençons vivement, comtesse. Que voulez-vous me permettre?

– Tout ce qui est compatible avec mes goûts et mes devoirs.

– Oh! oh! vous prenez là les deux plus vagues terrains qu'il y ait au monde.

– Vous avez eu tort de m'interrompre, monseigneur, j'allais y ajouter un troisième.

– Lequel? bon Dieu!

– Celui de mes caprices.

– Je suis perdu.

– Vous reculez?

Le cardinal subissait en ce moment beaucoup moins la direction de sa pensée intérieure que le charme de cette provocante enchanteresse.

– Non, dit-il, je ne reculerai pas.

– Ni devant mes devoirs?

– Ni devant vos goûts et vos caprices.

– La preuve?

– Parlez.

– Je veux aller ce soir au bal de l'Opéra.

– Cela vous regarde, comtesse, vous êtes libre comme l'air, et je ne vois pas en quoi vous seriez empêchée d'aller au bal de l'Opéra.

– Un moment; vous ne voyez que la moitié de mon désir; l'autre, c'est que, vous aussi, vous veniez à l'Opéra.

– Moi! à l'Opéra… Oh! comtesse!

Et le cardinal fit un mouvement qui, tout simple pour un particulier ordinaire, était un bond prodigieux pour un Rohan de cette qualité.

– Voilà déjà comme vous cherchez à me plaire? dit la comtesse.

– Un cardinal ne va pas au bal de l'Opéra, comtesse; c'est comme si, à vous, je vous proposais d'entrer dans… une tabagie.

– Un cardinal ne danse pas non plus, n'est-ce pas?..

– Oh!.. non.

– Eh bien! pourquoi donc ai-je lu que M. le cardinal de Richelieu avait dansé une sarabande?

– Devant Anne d'Autriche, oui… laissa échapper le prince.

– Devant une reine, c'est vrai, répéta Jeanne en le regardant fixement. Eh bien! vous feriez peut-être cela pour une reine…

Le prince ne put s'empêcher de rougir, tout habile, tout fort qu'il était.

Soit que la maligne créature eût pitié de son embarras, soit qu'il lui fût expédient de ne pas prolonger cette gêne, elle se hâta d'ajouter:

– Comment ne me blesserais-je pas, moi, à qui vous faites tant de protestations, de voir que vous m'estimez moins qu'une reine, lorsqu'il s'agit d'être caché sous un domino et sous un masque, lorsqu'il s'agit de faire dans mon esprit, avec une complaisance que je ne saurais reconnaître, un de ces pas de géant que votre fameuse toise de tout à l'heure ne mesurerait jamais?

Le cardinal, heureux d'en être quitte à si bon marché, heureux surtout de cette perpétuelle victoire que l'adresse de Jeanne lui laissait remporter à chaque étourderie, se jeta sur la main de la comtesse en la serrant.

– Pour vous, dit-il, tout, même l'impossible.

– Merci, monseigneur, l'homme qui vient de faire ce sacrifice pour moi est un ami bien précieux; je vous dispense de la corvée, maintenant que vous l'avez acceptée.

– Non pas, non pas, celui-là seul peut réclamer le salaire qui vient d'accomplir sa tâche. Comtesse, je vous suis; mais en domino.

– Nous allons passer dans la rue Saint-Denis, qui avoisine l'Opéra; j'entrerai masquée dans un magasin: j'y achèterai pour vous domino et masque; vous vous vêtirez dans le carrosse.

– Comtesse, c'est une partie charmante, savez-vous?

– Oh! monseigneur, vous êtes pour moi d'une bonté qui me couvre de confusion… Mais, j'y pense, peut-être, à l'hôtel de Rohan, Votre Excellence aurait-elle trouvé un domino plus à son goût que celui dont nous allons faire emplette.

– Voilà une malice impardonnable, comtesse. Si je vais au bal de l'Opéra, croyez bien une chose…

– Laquelle, monseigneur?

– C'est que je serai aussi surpris de m'y voir que vous le fûtes, vous, de souper en tête à tête avec un autre homme que votre mari.

Jeanne sentit qu'elle n'avait rien à répondre; elle remercia.

Un carrosse sans armoiries vint à la petite porte de la maison recevoir les deux fugitifs, et prit au grand trot le chemin des boulevards.

Chapitre XXII
Quelques mots sur l'Opéra

L'Opéra, ce temple du plaisir à Paris, avait brûlé en 1781, au mois de juin.

Vingt personnes avaient péri sous les décombres, et comme, depuis dix-huit ans, c'était la deuxième fois que ce malheur arrivait, l'emplacement habituel de l'Opéra, c'est-à-dire le Palais-Royal, avait paru fatal aux joies parisiennes; une ordonnance du roi avait transféré ce séjour dans un autre quartier moins central.

Ce fut toujours pour les voisins une grande préoccupation que cette ville de toile et de bois blanc, de cartons et de peintures. L'Opéra sain et sauf enflammait les cœurs des financiers et des gens de qualité, déplaçait les rangs et les fortunes. L'Opéra en combustion pouvait détruire un quartier, la ville tout entière. Il ne s'agissait que d'un coup de vent.

L'emplacement choisi fut la Porte Saint-Martin. Le roi, peiné de voir que sa bonne ville de Paris allait manquer d'Opéra pendant bien longtemps, devint triste comme il le devenait chaque fois que les arrivages de grains ne se faisaient point, ou que le pain dépassait sept sols les quatre livres.

Il fallait voir toute la vieille noblesse et toute la jeune robe, toute l'épée et toute la finance désorientées par ce vide de l'après-dîner; il fallait voir errer sur les promenades les divinités sans asile, depuis l'espalier jusqu'à la première chanteuse.

Pour consoler le roi et même un peu la reine, on fit voir à Leurs Majestés un architecte, M. Lenoir, qui promettait monts et merveilles.

Ce galant homme avait des plans nouveaux, un système de circulation si parfait, que, même en cas d'incendie, nul ne pourrait être étouffé dans les corridors. Il ouvrait huit portes aux fuyards, sans compter un premier étage à cinq larges fenêtres, si basses que les plus poltrons pourraient sauter sur le boulevard sans rien craindre que des entorses.

M. Lenoir donnait, pour remplacer la belle salle de Moreau et les peintures de Durameaux, un bâtiment de quatre-vingt-seize pieds de façade sur le boulevard; une façade ornée de huit cariatides adossées aux piliers, pour former trois portes d'entrée; huit colonnes posant sur le soubassement; de plus, un bas-relief au-dessus des chapiteaux, un balcon à trois croisées ornées d'archivoltes.

La scène aurait trente-six pieds d'ouverture, le théâtre, soixante-douze pieds de profondeur et quatre-vingt-quatre pieds dans sa largeur, d'un mur à l'autre.

Il y aurait des foyers ornés de glaces, d'une décoration simple, mais noble.

Dans toute la largeur de la salle, sous l'orchestre, M. Lenoir ménagerait un espace de douze pieds pour contenir un immense réservoir et deux corps de pompes au service desquelles seraient affectés vingt Gardes françaises.

Enfin, pour combler la mesure, l'architecte demandait soixante-quinze jours et soixante-quinze nuits pour livrer la salle au public, pas une heure de plus ou de moins.

Ce dernier article parut être une gasconnade; on rit beaucoup d'abord, mais le roi fit son calcul avec M. Lenoir, et accorda tout.

M. Lenoir se mit à l'œuvre et tint sa promesse. La salle fut achevée dans le délai convenu.

Mais alors le public, qui n'est jamais satisfait ou rassuré, se mit à réfléchir que la salle était en charpentes, que c'était le seul moyen de construire vite, mais que la célérité était une condition d'infirmité, que, par conséquent, l'Opéra nouveau n'était pas solide Ce théâtre, après lequel on avait tant soupiré, que les curieux avaient si bien regardé s'élever poutre à poutre, ce monument que tout Paris était venu voir grandir chaque soir, en y fixant d'avance sa place, nul n'y voulut entrer lorsqu'il fut achevé. Les plus hardis, les fous, retinrent leurs billets pour la première représentation d'Adèle de Ponthieu, musique de Piccini, mais, en même temps, ils firent leur testament.

Ce que voyant, l'architecte désolé eut recours au roi, qui lui donna une idée.

– Ce qu'il y a de poltrons en France, dit Sa Majesté, ce sont les gens qui paient; ceux-là veulent bien vous donner dix mille livres de rente et se faire étouffer dans la presse, mais ils ne veulent pas risquer d'être étouffés sous des plafonds croulants. Laissez-moi ces gens-là, et invitez les braves qui ne paient pas. La reine m'a donné un dauphin; la ville nage dans la joie. Faites annoncer qu'en réjouissance de la naissance de mon fils, l'Opéra ouvrira un spectacle gratuit; et si deux mille cinq cents personnes entassées, c'est-à-dire une moyenne de trois cent mille livres, ne vous suffisent pas pour éprouver la solidité, priez tous ces lurons de se trémousser un peu; vous savez, monsieur Lenoir, que le poids se quintuple quand il tombe de quatre pouces. Vos deux mille cinq cents braves pèseront quinze cent mille si vous les faites danser; donnez donc un bal après le spectacle.

– Sire, merci, dit l'architecte.

– Mais auparavant, réfléchissez, ce sera lourd.

– Sire, je suis sûr de mon fait, et j'irai à ce bal.

– Moi, répliqua le roi, je vous promets d'assister à la deuxième représentation.

L'architecte suivit le conseil du roi. On joua Adèle de Ponthieu devant trois mille plébéiens, qui applaudirent plus que des rois.

Ces plébéiens voulurent bien danser après le spectacle et se divertir considérablement. Ils décuplèrent leur poids au lieu de le quintupler.

Rien ne bougea dans la salle.

S'il y avait eu quelque malheur à craindre, c'eût été aux représentations suivantes, car les nobles peureux encombrèrent la salle, cette salle dans laquelle allaient se rendre, pour le bal, trois ans après son ouverture, M. le cardinal de Rohan et Mme de La Motte.

Tel était le préambule que nous devions à nos lecteurs; maintenant, retrouvons nos personnages.

Chapitre XXIII
Le bal de l'Opéra

Le bal était dans son plus grand éclat lorsque le cardinal Louis de Rohan et Mme de La Motte s'y glissèrent furtivement, le prélat du moins, parmi des milliers de dominos et de masques de toute espèce.

Ils furent bientôt enveloppés dans la foule, où ils disparurent comme disparaissent dans les grands tourbillons ces petits remous un moment remarqués par les promeneurs de la rive, puis entraînés et effacés par le courant.

Deux dominos côte à côte, autant qu'il est possible de se tenir côte à côte dans un pareil pêle-mêle, essayaient, en combinant leurs forces, de résister à l'envahissement; mais, voyant qu'ils n'y pouvaient parvenir, ils prirent le parti de se réfugier sous la loge de la reine, où la foule était moins intense, et où d'ailleurs la muraille leur offrait un point d'appui.

Domino noir et domino blanc, l'un grand, l'autre de moyenne taille; l'un homme, et l'autre femme; l'un agitant les bras, l'autre tournant et retournant la tête.

Ces deux dominos se livraient évidemment à un colloque des plus animés. Écoutons.

– Je vous dis, Oliva, que vous attendez quelqu'un, répétait le plus grand; votre col n'est plus un col, c'est le rapport d'une girouette qui ne tourne pas seulement à tout vent, mais à tout venant.

– Eh bien! après?

– Comment! après?

– Oui, qu'y a-t-il d'étonnant à ce que ma tête tourne? Est-ce que je ne suis pas ici pour cela?

– Oui, mais si vous la faites tourner aux autres…

– Eh bien! monsieur, pourquoi donc vient-on à l'Opéra?

– Pour mille motifs.

– Oh! oui, les hommes, mais les femmes n'y viennent que pour un seul.

– Lequel?

– Celui que vous avez dit, pour faire tourner autant de têtes que possible. Vous m'avez amenée au bal de l'Opéra; j'y suis, résignez-vous.

– Mademoiselle Oliva!

– Oh! ne faites pas votre grosse voix. Vous savez que votre grosse voix ne me fait pas peur, et surtout privez-vous de m'appeler par mon nom. Vous savez que rien n'est de plus mauvais goût que d'appeler les gens par leur nom au bal de l'Opéra.

Le domino noir fit un geste de colère, qui fut interrompu tout net par l'arrivée d'un domino bleu, assez gros, assez grand, et d'une belle tournure.

– Là, là, monsieur, dit le nouveau venu, laissez donc Madame s'amuser tout à son aise. Que diable! ce n'est pas tous les jours la mi-carême, et à toutes les mi-carêmes on ne vient point au bal de l'Opéra.

– Mêlez-vous de ce qui vous regarde, repartit brutalement le domino noir.

– Eh! monsieur, fit le domino bleu, rappelez-vous donc une fois pour toutes qu'un peu de courtoisie ne gâte jamais rien.

– Je ne vous connais pas, répondit le domino noir, pourquoi diable me gênerais-je avec vous?

 

– Vous ne me connaissez pas, soit; mais…

– Mais, quoi?

– Mais moi, je vous connais, monsieur de Beausire.

À son nom prononcé, lui qui prononçait si facilement le nom des autres, le domino noir frémit, sensation qui fut visible aux oscillations répétées de son capuchon soyeux.

– Oh! n'ayez pas peur, monsieur de Beausire, reprit le masque, je ne suis pas ce que vous pensez.

– Eh! pardieu! qu'est-ce que je pense? Est-ce que vous, qui devinez les noms, vous ne vous contenteriez pas de cela et auriez la prétention de deviner aussi les pensées?

– Pourquoi pas?

– Alors, devinez donc un peu ce que je pense. Je n'ai jamais vu de sorcier, et il me fera, en vérité, plaisir d'en rencontrer un.

– Oh! ce que vous demandez de moi n'est pas assez difficile pour me mériter un titre que vous paraissez octroyer bien facilement.

– Dites toujours.

– Non, trouvez autre chose.

– Cela me suffira. Devinez.

– Vous le voulez?

– Oui.

– Eh bien! vous m'avez pris pour un agent de M. de Crosne.

– De M. de Crosne?

– Eh! oui, vous ne connaissez que cela, pardieu! de M. de Crosne, le lieutenant de police.

– Monsieur…

– Tout beau, cher monsieur Beausire; en vérité, on dirait que vous cherchez une épée à votre côté.

– Certainement que je la cherche.

– Tudieu! quelle belliqueuse nature. Mais remettez-vous, cher monsieur Beausire, vous avez laissé votre épée chez vous, et vous avez bien fait. Parlons d'autre chose. Voulez-vous, s'il vous plaît, me laisser le bras de madame?..

– Le bras de madame?

– Oui, de madame. Cela se fait, ce me semble, au bal de l'Opéra, ou bien arriverais-je des Grandes-Indes?

– Sans doute, monsieur, cela se fait quand cela convient au cavalier.

– Il suffit quelquefois, cher monsieur Beausire, que cela convienne à la dame.

– Est-ce pour longtemps que vous demandez ce bras?

– Ah! cher monsieur Beausire, vous êtes trop curieux: peut-être pour dix minutes, peut-être pour une heure, peut-être pour toute la nuit.

– Allons donc, monsieur, vous vous moquez de moi.

– Cher monsieur, répondez oui ou non. Oui ou non, voulez-vous me donner le bras de madame?

– Non.

– Allons, allons, ne faites pas le méchant.

– Pourquoi cela?

– Parce que, puisque vous avez un masque, il est inutile d'en prendre deux.

– Mon Dieu! monsieur.

– Allons, bien, voilà que vous vous fâchez, vous qui étiez si doux tout à l'heure.

– Où cela?

– Rue Dauphine.

– Rue Dauphine! exclama Beausire, stupéfait.

Oliva éclata de rire.

– Taisez-vous! madame, lui grinça le domino noir.

Puis, se tournant vers le domino bleu:

– Je ne comprends rien à ce que vous dites, monsieur. Intriguez-moi honnêtement, si cela vous est possible.

– Mais, cher monsieur, il me semble que rien n'est plus honnête que la vérité; n'est-ce pas, mademoiselle Oliva?

– Eh mais! fit celle-ci, vous me connaissez donc aussi, moi?

– Monsieur ne vous a-t-il pas nommée tout haut par votre nom, tout à l'heure?

– Et la vérité, dit Beausire, revenant à la conversation, la vérité, c'est…

– C'est qu'au moment de tuer cette pauvre dame, car il y a une heure vous vouliez la tuer; c'est qu'au moment de tuer cette pauvre dame, vous vous êtes arrêté devant le son d'une vingtaine de louis.

– Assez, monsieur.

– Soit; donnez-moi le bras de madame, alors, puisque vous en avez assez.

– Oh! je vois bien, murmura Beausire, que Madame et vous…

– Eh bien! Madame et moi?

– Vous vous entendez.

– Je vous jure que non.

– Oh! peut-on dire! s'écria Oliva.

– Et d'ailleurs… ajouta le domino bleu.

– Comment, d'ailleurs?

– Oui, quand nous nous entendrions, ce ne serait que pour votre bien.

– Pour mon bien?

– Sans doute.

– Quand on avance une chose, on la prouve, dit cavalièrement Beausire.

– Volontiers.

– Ah! je serais curieux…

– Je prouverai donc, continua le domino bleu, que votre présence ici vous est aussi nuisible que votre absence vous serait profitable.

– À moi?

– Oui, à vous.

– En quoi, je vous prie?

– Nous sommes membre d'une certaine académie, n'est-ce pas?

– Moi?

– Oh! ne vous fâchez point, cher monsieur de Beausire, je ne parle pas de l'Académie française.

– Académie… académie… grommela le chevalier d'Oliva.

– Rue du Pot-de-Fer, un étage au-dessous du rez-de-chaussée, est-ce bien cela, cher monsieur de Beausire?

– Chut!

– Bah!

– Oui, chut! Oh! l'homme désagréable que vous faites, monsieur.

– On ne dit pas cela.

– Pourquoi?

– Parbleu! parce que vous n'en pouvez croire un mot. Revenons donc à cette académie.

– Eh bien?

Le domino bleu tira sa montre, une belle montre enrichie de brillants, sur laquelle se fixèrent comme deux lentilles enflammées les deux prunelles de Beausire.

– Eh bien! répéta ce dernier.

– Eh bien! dans un quart d'heure, à votre académie de la rue du Pot-de-Fer, cher monsieur de Beausire, on va discuter un petit projet tendant à donner un bénéfice de deux millions aux douze vrais associés, dont vous êtes un, monsieur de Beausire.

– Et dont vous êtes un autre, si toutefois…

– Achevez.

– Si toutefois vous n'êtes pas un mouchard.

– En vérité, je vous croyais un homme d'esprit, monsieur de Beausire, mais je vois avec douleur que vous n'êtes qu'un sot; si j'étais de la police, je vous aurais déjà pris et repris vingt fois pour des affaires moins honorables que cette spéculation de deux millions que l'on va discuter à l'académie dans quelques minutes.

Beausire réfléchit un moment.

– Au diable! si vous n'avez pas raison, dit-il.

Puis, se ravisant:

– Ah! monsieur, dit-il, vous m'envoyez rue du Pot-de-Fer!

– Je vous envoie rue du Pot-de-Fer.

– Je sais bien pourquoi.

– Dites!

– Pour m'y faire pincer. Mais pas si fou.

– Encore une sottise.

– Monsieur!

– Sans doute, si j'ai le pouvoir de faire ce que vous dites, si j'ai le pouvoir plus grand encore de deviner ce qui se trame à votre académie, pourquoi viens-je vous demander la permission d'entretenir madame? Non. Je vous ferais, en ce cas, arrêter tout de suite, et nous serions débarrassés de vous, madame et moi; mais, au contraire, tout par la douceur et la persuasion, cher monsieur de Beausire, c'est ma devise.

– Voyons, s'écria tout à coup Beausire en quittant le bras d'Oliva, c'est vous qui étiez sur le sofa de Madame il y a deux heures? Hein! Répondez.

– Quel sofa? demanda le domino bleu, à qui Oliva pinça légèrement le bout du petit doigt; je ne connais, moi, en fait de sofa, que celui de M. Crébillon fils.

– Au fait, cela m'est bien égal, reprit Beausire, vos raisons sont bonnes, voilà tout ce qu'il me faut. Je dis bonnes, c'est excellentes qu'il faudrait dire. Prenez donc le bras de madame, et si vous avez conduit un galant homme à mal, rougissez!

Le domino bleu se mit à rire à cette épithète de galant homme dont se gratifiait si libéralement Beausire; puis, lui frappant sur l'épaule:

– Dormez tranquille, lui dit-il; en vous envoyant là-bas, je vous fais cadeau d'une part de cent mille livres au moins; car si vous n'alliez pas à l'académie ce soir, selon l'habitude de vos associés, vous seriez mis hors de partage, tandis qu'en y allant…

– Eh bien! soit, au petit bonheur, murmura Beausire.

Et, saluant avec une pirouette, il disparut.

Le domino bleu prit possession du bras de Mlle Oliva, devenu vacant par la disparition de Beausire.

– Maintenant, à nous deux, dit celle-ci. Je vous ai laissé intriguer tout à votre aise ce pauvre Beausire, mais je vous préviens que je serai plus difficile à démonter, moi qui vous connais. Ainsi, comme il s'agit de continuer, trouvez-moi de jolies choses, ou sinon…

– Je ne connais pas de plus jolies choses au monde que votre histoire, chère mademoiselle Nicole, dit le domino bleu en serrant agréablement le bras rond de la petite femme, qui poussa un cri étouffé à ce nom que le masque venait de lui glisser dans l'oreille.

Mais elle se remit aussitôt, en personne habituée à ne point se laisser prendre par surprise.

– Oh! mon Dieu! qu'est-ce que ce nom-là? demanda-t-elle. Nicole!.. Est-ce de moi qu'il s'agit? Voulez-vous, par hasard, me désigner par ce nom? En ce cas, vous faites naufrage en sortant du port, vous échouez au premier rocher. Je ne m'appelle pas Nicole.

– Maintenant, je sais, oui; maintenant, vous vous appelez Oliva. Nicole sentait par trop la province. Il y a deux femmes en vous, je le sais bien: Oliva et Nicole. Nous parlerons tout à l'heure d'Oliva, parlons d'abord de Nicole. Avez-vous oublié le temps où vous répondiez à ce nom? Je n'en crois rien. Ah! ma chère enfant, lorsqu'on a porté un nom étant jeune fille, c'est toujours celui-là que l'on garde, sinon au-dehors, du moins au fond de son cœur, quel que soit l'autre nom qu'on a été forcé de prendre pour faire oublier le premier. Pauvre Oliva! Heureuse Nicole!

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