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Александр Дюма
Le Collier de la Reine, Tome I

La voix de M. le comte d'Artois rompit cette scène, qui eût été si curieuse pour un observateur.

– Ah! mon frère de Provence, dit-il tout haut, arrivez donc, monsieur, arrivez donc; vous avez manqué un beau spectacle, la réception de M. de Suffren. En vérité, c'était un moment que n'oublieront jamais les cœurs français! Comment diable avez-vous manqué cela, vous, mon frère, l'homme exact par excellence?

Monsieur pinça ses lèvres, salua distraitement la reine, et répondit une banalité.

Puis, tout bas, à M. de Favras, son capitaine des gardes:

– Comment se fait-il qu'il soit à Versailles?

– Eh! monseigneur, répliqua celui-ci, je me le demande depuis une heure et ne l'ai point encore compris.

Chapitre XIII
Les cent louis de la reine

Maintenant que nous avons fait faire ou fait renouveler connaissance à nos lecteurs avec les principaux personnages de cette histoire, maintenant que nous les avons introduits, et dans la petite maison du comte d'Artois, et dans le palais de Louis XIV, à Versailles, nous allons les mener à cette maison de la rue Saint-Claude où la reine de France est entrée incognito, et est montée, avec Andrée de Taverney, au quatrième étage.

Une fois la reine disparue, Mme de La Motte, nous le savons, compta et recompta joyeusement les cent louis qui venaient de lui choir si miraculeusement du ciel.

Cinquante beaux doubles louis de quarante-huit livres qui, étalés sur la pauvre table, et rayonnant aux reflets de la lampe, semblaient humilier par leur présence aristocratique tout ce qu'il y avait de pauvres choses dans l'humble galetas.

Après le plaisir d'avoir, Mme de La Motte n'en connaissait pas de plus grand que de faire voir. La possession n'était rien pour elle si la possession ne faisait pas naître l'envie.

Il lui répugnait déjà, depuis quelque temps, d'avoir sa femme de chambre pour confidente de sa misère; elle se hâta donc de la prendre pour confidente de sa fortune.

Alors elle appela dame Clotilde, demeurée dans l'antichambre, et ménageant habilement le jour de la lampe de manière que l'or resplendît sur la table:

– Clotilde? lui dit-elle.

La femme de ménage fit un pas dans la chambre.

– Venez ici et regardez, ajouta Mme de La Motte.

– Oh! madame… s'écria la vieille en joignant les mains et en allongeant le cou.

– Vous étiez inquiète de vos gages? dit Mme la comtesse.

– Oh! madame, jamais je n'ai dit un mot de cela. Dame! j'ai demandé à Madame la comtesse quand elle pourrait me payer, et c'était bien naturel, n'ayant rien reçu depuis trois mois.

– Croyez-vous qu'il y ait là de quoi vous payer?

– Jésus! madame, si j'avais ce qu'il y a là, je me trouverais riche pour toute ma vie.

Mme de La Motte regarda la vieille en haussant les épaules avec un mouvement d'inexprimable dédain.

– C'est heureux, dit-elle, que certaines gens aient souvenir du nom que je porte, tandis que ceux qui devraient s'en souvenir l'oublient.

– Et à quoi allez-vous employer tout cet argent? demanda dame Clotilde.

– À tout.

– D'abord, moi, madame, ce que je trouverais de plus important, à mon avis, ce serait de monter ma cuisine, car vous allez donner à dîner, n'est-ce pas, maintenant que vous avez de l'argent?

– Chut! fit Mme de La Motte, on frappe.

– Madame se trompe, dit la vieille, toujours économe de ses pas.

– Mais je vous dis que si.

– Oh! je promets bien à madame…

– Allez voir.

– Je n'ai rien entendu.

– Oui, comme tout à l'heure; tout à l'heure, vous n'aviez rien entendu non plus: eh bien! si les deux dames étaient parties sans entrer?

Cette raison parut convaincre dame Clotilde, qui s'achemina vers la porte.

– Entendez-vous? s'écria Mme de La Motte.

– Ah! c'est vrai, dit la vieille; j'y vais, j'y vais.

Mme de La Motte se hâta de faire glisser les cinquante doubles louis de la table dans sa main, puis elle les jeta dans un tiroir.

Et elle murmura en repoussant le tiroir:

– Voyons, Providence, encore une centaine de louis.

Et ces mots furent prononcés avec une expression de sceptique avidité qui eût fait sourire Voltaire.

Pendant ce temps, la porte du palier s'ouvrait, et un pas d'homme se faisait entendre dans la première pièce.

Quelques mots s'échangèrent entre cet homme et dame Clotilde sans que la comtesse pût en saisir le sens.

Puis la porte se referma, les pas se perdirent dans l'escalier, et la vieille rentra une lettre à la main.

– Voilà, dit-elle, en donnant la lettre à sa maîtresse.

La comtesse en examina attentivement l'écriture, l'enveloppe et le cachet, puis, relevant la tête:

– Un domestique? demanda-t-elle.

– Oui, madame.

– Quelle livrée?

– Il n'en avait pas.

– C'est donc un grison?

– Oui.

– Je connais ces armes, reprit Mme de La Motte en donnant un nouveau coup d'œil au cachet.

Puis, approchant le cachet de la lampe:

– De gueules à neuf macles d'or, dit-elle; qui donc porte de gueules à neuf macles d'or?

Elle chercha un instant dans ses souvenirs, mais inutilement.

– Voyons toujours la lettre, murmura-t-elle.

Et, l'ayant ouverte avec soin pour n'en point endommager le cachet, elle lut:

«Madame, la personne que vous avez sollicitée pourra vous voir demain au soir, si vous avez pour agréable de lui ouvrir votre porte.»

– Et c'est tout?

La comtesse fit un nouvel effort de mémoire.

– J'ai écrit à tant de personnes, dit-elle. Voyons un peu, à qui ai-je écrit?.. À tout le monde. Est-ce un homme, est-ce une femme qui me répond?.. L'écriture ne dit rien… insignifiante… une véritable écriture de secrétaire… Ce style? style de protecteur… plat et vieux.

Puis elle répéta:

«La personne que vous avez sollicitée…»

– La phrase a l'intention d'être humiliante. C'est certainement d'une femme.

Elle continua:

«…viendra demain soir, si vous avez pour agréable de lui ouvrir votre porte.»

– Une femme eût dit: «Vous attendra demain soir.» C'est d'un homme… Et, cependant, ces dames d'hier, elles sont bien venues, et pourtant c'était de grandes dames. Pas de signature… Qui donc porte de gueules à neuf macles d'or? Oh! s'écria-t-elle, ai-je donc perdu la tête? Les Rohan, pardieu! Oui, j'ai écrit à M. de Guéménée et à M. de Rohan; l'un d'eux me répond, c'est tout simple… Mais l'écusson n'est pas écartelé, la lettre est du cardinal… Ah! le cardinal de Rohan, ce galant, ce dameret, cet ambitieux; il viendra voir Mme de La Motte, si Mme de La Motte lui ouvre sa porte!

«Bon! qu'il soit tranquille, la porte lui sera ouverte. Et quand cela? demain soir.»

Elle se mit à rêver.

– Une dame de charité qui donne cent louis peut être reçue dans un galetas; elle peut geler sur mon carreau froid, souffrir sur mes chaises dures comme le gril de saint Laurent, moins le feu. Mais un prince de l'Église, un homme de boudoir, un seigneur des cœurs! Non, non, il faut à la misère que visitera un pareil aumônier, il faut plus de luxe que n'en ont certains riches.

Puis se retournant vers la femme de ménage qui achevait de préparer son lit:

– À demain, dame Clotilde, dit-elle, n'oubliez pas de me réveiller de bonne heure.

Là-dessus, pour penser plus à son aise sans doute, la comtesse fit signe à la vieille de la laisser seule.

Dame Clotilde raviva le feu qu'on avait enterré dans les cendres pour donner un aspect plus misérable à l'appartement, ferma la porte et se retira dans l'appentis où elle couchait.

Jeanne de Valois, au lieu de dormir, fit ses plans pendant toute la nuit. Elle prit des notes au crayon à la lueur de la veilleuse; puis, sûre de la journée du lendemain, elle se laissa, vers trois heures du matin, engourdir dans un repos dont dame Clotilde, qui n'avait guère plus dormi qu'elle, vint, fidèle à sa recommandation, la tirer au point du jour.

Vers huit heures, elle avait achevé sa toilette, composée d'une robe de soie élégante et d'une coiffure pleine de goût.

Chaussée à la fois en grande dame et en jolie femme, la mouche sur la pommette gauche, la militaire brodée au poignet, elle envoya quérir une espèce de brouette à la place où l'on trouvait ce genre de locomotive, c'est-à-dire rue du Pont-aux-Choux.

Elle eût préféré une chaise à porteurs, mais il eût fallu l'aller quérir trop loin.

La brouette-chaise roulante, attelée d'un robuste Auvergnat, reçut l'ordre de déposer Mme la comtesse à la place Royale, où, sous les arcades du Midi, dans un ancien rez-de-chaussée d'un hôtel abandonné, logeait maître Fingret, tapissier décorateur, tenant meubles d'occasion et autres au plus juste prix pour la vente et la location.

L'Auvergnat brouetta rapidement sa pratique de la rue Saint-Claude à la place Royale.

Dix minutes après sa sortie, la comtesse abordait aux magasins de maître Fingret, où nous allons la trouver tout à l'heure admirant et choisissant dans une espèce de pandémonium dont nous allons essayer de faire l'esquisse.

Qu'on se figure des remises d'une longueur de cinquante pieds environ sur trente de large, avec une hauteur de dix-sept; sur les murs toutes les tapisseries du règne de Henri IV et de Louis XIII; aux plafonds, dissimulés par le nombre des objets suspendus, des lustres à girandoles du XVIIème siècle heurtant les lézards empaillés, les lampes d'église et les poissons volants.

Sur le sol entassés tapis et nattes, meubles à colonnes torses, à pieds équarris, buffets de chêne sculptés, consoles Louis XV à pattes dorées, sofas couverts de damas rose ou de velours d'Utrecht, lits de repos, vastes fauteuils de cuir, comme les aimait Sully, armoires d'ébène aux panneaux en relief et aux baguettes de cuivre, tables de Boule à dessus d'émaux ou de porcelaine, trictracs, toilettes toutes garnies, commodes aux marqueteries d'instruments ou de fleurs.

 

Lits en bois de rose ou en chêne à estrade ou à baldaquin, rideaux de toutes formes, de tous dessins, de toutes étoffes, s'enchevêtrant, se confondant, se mariant ou se heurtant dans les pénombres de la remise.

Des clavecins, des épinettes, des harpes, des sistres sur un guéridon; le chien de Marlborough empaillé, avec des yeux d'émail.

Puis du linge de toute qualité: des robes pendues à côté d'habits de velours, des poignées d'acier, d'argent, de nacre.

Des flambeaux, des portraits d'ancêtres, des grisailles, des gravures encadrées, et toutes les imitations de Vernet, alors en vogue, de ce Vernet à qui la reine disait si gracieusement et si finement:

– Décidément, monsieur Vernet, il n'y a que vous en France pour faire la pluie et le beau temps.

Chapitre XIV
Maître Fingret

Voici tout ce qui séduisait les yeux, et par conséquent l'imagination des petites fortunes, dans les magasins de maître Fingret, place Royale.

Toutes marchandises qui n'étaient pas neuves, l'enseigne le disait loyalement, mais qui, réunies, se faisaient valoir l'une l'autre et finissaient par représenter un total beaucoup plus considérable que les marchandeurs les plus dédaigneux ne l'eussent exigé.

Mme de La Motte, une fois admise à considérer toutes ces richesses, s'aperçut seulement alors de ce qui lui manquait rue Saint-Claude.

Il lui manquait un salon pour contenir sofa, fauteuils et bergères.

Une salle à manger pour renfermer buffets, étagères et dressoirs.

Un boudoir pour renfermer les rideaux perses, les guéridons et les écrans.

Puis, enfin, ce qui lui manquait, eût-elle salon, salle à manger et boudoir, c'était l'argent pour avoir les meubles à mettre dans ce nouvel appartement.

Mais avec les tapissiers de Paris, il y a eu des transactions faciles dans toutes les époques, et nous n'avons jamais entendu dire qu'une jeune et jolie femme soit morte sur le seuil d'une porte qu'elle n'ait pas pu se faire ouvrir.

À Paris, ce qu'on n'achète point, on le loue, et ce sont les locataires en garni qui ont mis en circulation le proverbe: «Voir, c'est avoir.»

Mme de La Motte, dans l'espérance d'une location possible, après avoir pris des mesures, avisa un certain meuble de soie jaune bouton d'or qui lui plut au premier coup d'œil. Elle était brune.

Mais jamais ce meuble, composé de dix pièces, ne tiendrait au quatrième de la rue Saint-Claude.

Pour tout arranger, il fallait prendre à loyer le troisième étage, composé d'une antichambre, d'une salle à manger, d'un petit salon et d'une chambre à coucher.

De telle sorte que l'on recevrait au troisième étage les aumônes des cardinaux, et au quatrième celles des bureaux de charité, c'est-à-dire dans le luxe les aumônes des gens qui font la charité par ostentation, et dans la misère les offrandes de ces gens à préjugés qui n'aiment point à donner à ceux qui n'ont pas besoin de recevoir.

La comtesse, ayant ainsi pris son parti, tourna les yeux du côté obscur de la remise, c'est-à-dire du côté où les richesses se présentaient les plus splendides, côté des cristaux, des dorures et des glaces.

Elle y vit, le bonnet à la main, l'air impatient et le sourire un peu goguenard, une figure de bourgeois parisien qui faisait tourner une clef dans les deux index de ses deux mains, soudés l'un à l'autre par les deux ongles.

Ce digne inspecteur des marchandises d'occasion n'était autre que M. Fingret, à qui ses commis avaient annoncé la visite d'une belle dame venue en brouette.

On pouvait voir dans la cour les mêmes commis vêtus court et étroit de bure et de camelot, leurs petits mollets à l'air sous des bas quelque peu riants. Ils s'occupaient à restaurer, avec les plus vieux meubles, les moins vieux, ou, pour mieux dire, éventrer sofas, fauteuils et carreaux antiques, pour en tirer le crin et la plume qui devaient servir à rembourrer leurs successeurs.

L'un cardait le crin, le mélangeait généreusement d'étoupes et en bourrait un nouveau meuble.

L'autre lessivait de bons fauteuils.

Un troisième repassait des étoffes nettoyées avec des savons aromatiques.

Et l'on composait de ces vieux ingrédients les meubles d'occasion si beaux que Mme de La Motte admirait en ce moment.

M. Fingret, s'apercevant que sa pratique pouvait voir les opérations de ses commis et comprendre moins favorablement l'occasion qu'il n'était expédient à ses intérêts, ferma une porte vitrée donnant sur la cour, de crainte que la poussière n'aveuglât Madame…

Sur ce Madame… il s'arrêta.

C'était une interrogation.

– Mme la comtesse de La Motte Valois, répliqua nonchalamment Jeanne.

On vit alors sur ce titre bien sonnant M. Fingret dissoudre ses ongles, mettre sa clef dans sa poche et se rapprocher.

– Oh! dit-il, il n'y a rien ici de ce qui convient à Madame. J'ai du neuf, j'ai du beau, j'ai du magnifique. Il ne faudrait pas que Madame la comtesse se figurât, parce qu'elle est à la place Royale, que la maison Fingret n'a pas d'aussi beaux meubles que le tapissier du roi. Laissez tout cela, madame, s'il vous plaît, et voyons dans l'autre magasin.

Jeanne rougit.

Tout ce qu'elle avait vu là lui paraissait fort beau, si beau qu'elle n'espérait pas pouvoir l'acquérir.

Flattée sans aucun doute d'être si favorablement jugée par M. Fingret, elle ne pouvait s'empêcher de craindre qu'il ne la jugeât trop bien.

Elle maudit son orgueil, et regretta de ne s'être pas annoncée simple bourgeoise.

Mais de tout mauvais vice un esprit habile se tire avec avantage.

– Pas de neuf, monsieur, dit-elle, je n'en veux pas.

– Madame a sans doute quelques appartements d'amis à meubler.

– Vous l'avez dit, monsieur, un appartement d'ami. Or, vous comprenez que pour un appartement d'ami…

– À merveille. Que Madame choisisse, répliqua Fingret, rusé comme un marchand de Paris, lequel ne met pas d'amour-propre à vendre du neuf plutôt que du vieux, s'il peut gagner autant sur l'un que sur l'autre.

– Ce petit meuble bouton d'or, par exemple, demanda la comtesse.

– Oh! mais c'est peu de chose, madame, il n'y a que dix pièces.

– La chambre est médiocre, repartit la comtesse.

– Il est tout neuf, comme peut le voir Madame.

– Neuf… pour de l'occasion.

– Sans doute, fit M. Fingret en riant; mais, enfin, tel qu'il est, il vaut huit cents livres.

Ce prix fit tressaillir la comtesse; comment avouer que l'héritière des Valois se contentait d'un meuble d'occasion, mais ne pouvait le payer huit cents livres?

Elle prit le parti de la mauvaise humeur.

– Mais, s'écria-t-elle, on ne vous parle pas d'acheter, monsieur. Où prenez vous que j'aille acheter ces vieilleries? Il ne s'agit que de louer, et encore…

Fingret fit la grimace, car, insensiblement, la pratique perdait de sa valeur. Ce n'était plus un meuble neuf, ni même un meuble d'occasion à vendre, mais une location.

– Vous désireriez tout ce meuble bouton d'or, dit-il; est-ce pour un an?

– Non, c'est pour un mois. J'ai un provincial à meubler.

– Ce sera cent livres par mois, dit maître Fingret.

– Vous plaisantez, je suppose, monsieur; car à ce compte, au bout de huit mois, mon meuble serait à moi.

– D'accord, madame la comtesse.

– Eh bien! alors?

– Eh bien! alors, madame, s'il était à vous, il ne serait plus à moi et, par conséquent, je n'aurais pas à m'occuper de le faire restaurer, rafraîchir: toutes choses qui coûtent.

Mme de La Motte réfléchit.

«Cent livres pour un mois, se dit-elle, c'est beaucoup; mais il faut raisonner: ou ce sera trop cher dans un mois et alors je rends les meubles en laissant une grande opinion au tapissier, ou dans un mois je puis commander un meuble neuf. Je comptais employer cinq à six cents livres; faisons les choses en grand, dépensons cent écus.»

– Je garde, dit-elle tout haut, ce meuble bouton d'or pour un salon, avec tous les rideaux pareils.

– Oui, madame.

– Et les tapis?

– Les voici.

– Que me donnerez-vous pour une autre chambre?

– Ces banquettes vertes, ce corps d'armoire en chêne, cette table à pieds tordus, des rideaux verts en damas.

– Bien; et pour une chambre à coucher?

– Un lit large et beau, un coucher excellent, une courtepointe de velours brodée rose et argent, rideaux bleus, garniture de cheminée un peu gothique, mais d'une riche dorure.

– Toilette?

– Dont les dentelles sont de Malines. Regardez-les, madame. Commode d'une marqueterie délicate, chiffonnier pareil, sofa de tapisserie, chaises pareilles, feu élégant, qui vient de la chambre à coucher de Mme de Pompadour, à Choisy.

– Tout cela pour quel prix?

– Un mois?

– Oui.

– Quatre cents livres.

– Voyons, monsieur Fingret, ne me prenez pas pour une grisette, je vous prie. On n'éblouit pas les gens de ma qualité avec des drapeaux. Voulez-vous réfléchir, s'il vous plaît, que quatre cents livres par mois valent quatre mille huit cents livres par an, et que, pour ce prix, j'aurais un hôtel tout meublé.

Maître Fingret se gratta l'oreille.

– Vous me dégoûtez de la place Royale, continua la comtesse.

– J'en serais au désespoir, madame.

– Prouvez-le. Je ne veux donner que cent écus de tout ce mobilier.

Jeanne prononça ces derniers mots avec une telle autorité que le marchand songea de nouveau à l'avenir.

– Soit, dit-il, madame.

– Et à une condition, maître Fingret.

– Laquelle, madame?

– C'est que tout sera posé, arrangé, dans l'appartement que je vous indiquerai, d'ici à trois heures de l'après-midi.

– Il est dix heures, madame; réfléchissez-y, dix heures sonnent.

– Est-ce oui ou non?

– Où faut-il aller, madame?

– Rue Saint-Claude, au Marais.

– À deux pas?

– Précisément.

Le tapissier ouvrit la porte de la cour et se mit à crier:

– Sylvain! Landry! Rémy!

Trois des apprentis accoururent, enchantés d'avoir un prétexte pour interrompre leur ouvrage, un prétexte pour voir la belle dame.

– Les civières, messieurs, les chariots à bras! Rémy, vous allez charger le meuble bouton d'or. Sylvain, l'antichambre dans le chariot, tandis que vous, qui êtes soigneux, vous aurez la chambre à coucher. Relevons la note, madame, et, s'il vous plaît, je signerai le reçu.

– Voici six doubles louis, dit la comtesse, plus un louis simple, rendez-moi.

– Voici deux écus de six livres, madame.

– Desquels je donnerai l'un à ces messieurs, si la besogne est bien faite, répondit la comtesse.

Et, ayant donné son adresse, elle regagna la brouette.

Une heure après, le logement du troisième était loué par elle, et deux heures ne s'étaient pas écoulées que, déjà, le salon, l'antichambre et la chambre à coucher se meublaient et se tapissaient simultanément.

L'écu de six livres fut gagné par MM. Landry, Rémy et Sylvain, à dix minutes près.

Le logement ainsi transformé, les vitres nettoyées, les cheminées garnies de feu, Jeanne se mit à sa toilette et savoura le bonheur deux heures, le bonheur de fouler un bon tapis, autour de soi, la répercussion d'une atmosphère chaude sur des murailles ouatées, et de respirer le parfum de quelques giroflées qui baignaient avec joie leur tige dans des vases du Japon, leur tête dans la tiède vapeur de l'appartement.

Maître Fingret n'avait pas oublié les bras dorés qui portent les bougies; aux deux côtés des glaces, les lustres à girandoles de verre, qui, sous le feu des cires, s'irisent de toutes les nuances de l'arc-en-ciel.

Feu, fleurs, cires, roses parfumées, Jeanne employa tout à l'embellissement du paradis qu'elle destinait à Son Excellence.

Elle donna même ses soins à ce que la porte de la chambre à coucher, coquettement entrouverte, laissât voir un beau feu doux et rouge, aux reflets duquel reluisaient les pieds des fauteuils, le bois du lit et les chenets de Mme de Pompadour, têtes de chimères sur lesquelles avait posé le pied charmant de la marquise.

Cette coquetterie de Jeanne ne se bornait pas là.

Si le feu relevait l'intérieur de cette chambre mystérieuse, si les parfums décelaient la femme, la femme décelait une race, une beauté, un esprit, un goût dignes d'une éminence.

Jeanne mit dans sa toilette une recherche dont M. de La Motte, son mari absent, lui eût demandé compte. La femme fut digne de l'appartement et du mobilier loué par maître Fingret.

Après un repas qu'elle fit léger, afin d'avoir toute sa présence d'esprit et de conserver sa pâleur élégante, Jeanne s'ensevelit dans un grand fauteuil à bergeries, près de son feu, dans sa chambre à coucher.

 

Un livre à la main, une mule sur un tabouret, elle attendit, écoutant à la fois les tintements du balancier de la pendule et les bruits lointains des voitures qui troublaient rarement la tranquillité du désert du Marais.

Elle attendit. L'horloge sonna neuf heures, dix et onze heures; personne ne vint, soit en voiture, soit à pied.

Onze heures! c'est pourtant l'heure des prélats galants qui ont aiguisé leur charité dans un souper du faubourg, et qui, n'ayant que vingt tours de roue à faire pour entrer rue Saint-Claude, s'applaudissent d'être humains, philanthropes et religieux à si bon compte.

Minuit sonna lugubrement aux Filles-du-Calvaire.

Ni prélat ni voiture; les bougies commençaient à pâlir, quelques-unes envahissaient en nappes diaphanes leurs patères de cuivre doré.

Le feu, renouvelé avec des soupirs, s'était transformé en braise, puis en cendres. Il faisait une chaleur africaine dans les deux chambres.

La vieille servante, qui s'était préparée, grommelait en regrettant son bonnet à rubans prétentieux, dont les nœuds, s'inclinant avec sa tête quand elle s'endormait devant sa bougie dans l'antichambre, ne se relevaient pas intacts, soit des baisers de la flamme, soit des outrages de la cire liquide.

À minuit et demi, Jeanne se leva toute furieuse de son fauteuil, qu'elle avait plus de cent fois, dans la soirée, quitté pour ouvrir la fenêtre et plonger son regard dans les profondeurs de la rue.

Le quartier était calme comme avant la création du monde.

Elle se fit déshabiller, refusa de souper, congédia la vieille, dont les questions commençaient à l'importuner.

Et, seule au milieu de ses tentures de soie, sous ses beaux rideaux, dans son excellent lit, elle ne dormit pas mieux que la veille, car la veille son insouciance était plus heureuse: elle naissait de l'espoir.

Cependant, à force de se retourner, de se crisper, de se raidir contre le mauvais sort, Jeanne trouva une excuse au cardinal.

D'abord celle-ci: qu'il était cardinal, grand aumônier, qu'il avait mille affaires inquiétantes et, par conséquent, plus importantes qu'une visite rue Saint-Claude.

Puis cette autre excuse: il ne connaît pas cette petite comtesse de Valois, excuse bien consolante pour Jeanne. Oh! certes, elle ne se fût pas consolée si M. de Rohan eût manqué de parole après une première visite.

Cette raison que se donnait Jeanne à elle-même avait besoin d'une épreuve pour paraître tout à fait bonne.

Jeanne n'y tint pas; elle sauta en bas du lit, toute blanche qu'elle était dans son peignoir, et alluma les bougies à la veilleuse; elle se regarda longtemps dans la glace.

Après l'examen, elle sourit, souffla les bougies et se recoucha. L'excuse était bonne.

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