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Марк Твен
Plus fort que Sherlock Holmès

IV

Fetlock Jones a été mis sous les verrous dans une cabane inoccupée pour attendre son jugement. L'agent Harris lui a donné sa ration pour deux jours, en lui recommandant de ne pas faire fi de cette nourriture; il lui a promis de revenir bientôt pour renouveler ses provisions.

Le lendemain matin, nous partîmes quelques-uns avec notre ami Hillyer, pour l'aider à enterrer son parent défunt et peu regretté, Flint Buckner; je remplissais les fonctions de premier assistant et tenais les cordons du poêle; Hillyer conduisait le cortège. Au moment où nous finissions notre triste besogne, un étranger loqueteux, à l'air nonchalant, passa devant nous; il portait un vieux sac à main, marchait la tête basse et boitait. Au même instant, je sentis nettement l'odeur à la recherche de laquelle j'avais parcouru la moitié du globe. Pour mon espoir défaillant, c'était un parfum paradisiaque.

En une seconde, je fus près de lui, et posai ma main doucement sur son épaule. Il s'affala par terre comme si la foudre venait de le frapper sur son chemin. Quand mes compagnons arrivèrent en courant, il fit de grands efforts pour se mettre à genoux, leva vers moi ses mains suppliantes, et de ses lèvres tremblotantes me demanda de ne plus le persécuter.

– Vous m'avez pourchassé dans tout l'univers, Sherlock Holmès, et cependant Dieu m'est témoin que je n'ai jamais fait de mal à personne !

En regardant ses yeux hagards, il était facile de voir qu'il était fou. Voilà mon œuvre, ma mère! La nouvelle de votre mort pourra seule un jour renouveler la tristesse que j'éprouvai à ce moment; ce sera ma seconde émotion.

Les jeunes gens relevèrent le vieillard, l'entourèrent de soins et furent pleins de prévenance pour lui; ils lui prodiguèrent les mots les plus touchants et cherchèrent à le consoler en lui disant de ne plus avoir peur, qu'il était maintenant au milieu d'amis, qu'ils le soigneraient, le protégeraient et pendraient le premier qui porterait la main sur lui. Ils sont comme les autres hommes, ces rudes mineurs, quand on ranime la chaleur de leur cœur; on pourrait les croire des enfants insouciants et irréfléchis jusqu'au moment où quelqu'un fait vibrer les fibres de leur cœur. Ils essayèrent de tous les moyens pour le réconforter, mais tout échoua jusqu'au moment où l'habile stratégiste qu'est Well-Fargo prit la parole et dit :

– Si c'est uniquement Sherlock Holmès qui vous inquiète, inutile de vous mettre martel en tête plus longtemps.

– Pourquoi? demanda vivement le malheureux fou.

– Parce qu'il est mort !

– Mort! mort! Oh! ne plaisantez pas avec un pauvre naufragé comme moi! Est-il mort? Sur votre honneur, jeunes gens, me dit-il la vérité ?

– Aussi vrai que vous êtes là! dit Ham Sandwich, et ils soutinrent l'affirmation de leur camarade, comme un seul homme.

– Ils l'ont pendu à San Bernardino la semaine dernière, ajouta Ferguson, tandis qu'il était à votre recherche. Ils se sont trompés et l'ont pris pour un autre. Ils le regrettent, mais n'y peuvent plus rien.

– Ils lui élèvent un monument, continua Ham Sandwich de l'air de quelqu'un qui a versé sa cotisation et est bien renseigné.

James Walker poussa un grand soupir, évidemment un soupir de soulagement; il ne dit rien, mais ses yeux perdirent leur expression d'effroi; son attitude sembla plus calme et ses traits se détendirent un peu. Nous regagnâmes tous nos cases et les jeunes gens lui préparèrent le meilleur repas que pouvaient fournir nos provisions; pendant qu'ils cuisinaient, nous l'habillâmes des pieds à la tête, Hillyer et moi; nos vêtements neufs lui donnaient un air de petit vieux bien tenu et respectable. « Vieux » est bien le mot, car il le paraissait avec son affaissement, la blancheur de ses cheveux, et les ravages que les chagrins avaient faits sur son visage; et, pourtant, il était dans la force de l'âge. Pendant qu'il mangeait, nous fumions et causions; lorsqu'il eut fini, il retrouva enfin l'usage de la parole et, de son plein gré, nous raconta son histoire. Je ne prétends pas reproduire ses propres termes, mais je m'en rapprocherai le plus possible dans mon récit :

HISTOIRE D'UN INNOCENT

« Voici ce qui m'arriva :

« J'étais à Denver, où je vivais depuis de longues années: quelquefois, je retrouve le nombre de ces années, d'autres fois, je l'oublie, mais peu m'importe. Seulement, on me signifia d'avoir à partir, sous peine d'être accusé d'un horrible crime commis il y a bien longtemps, dans l'Est. Je connaissais ce crime, mais je ne l'avais pas commis; le coupable était un de mes cousins, qui portait le même nom que moi.

« Que faire? Je perdais la tête, ne savais plus que devenir. On ne me donnait que très peu de temps, vingt-quatre heures, je crois. J'étais perdu si mon nom venait à être connu. La population m'aurait lynché sans admettre d'explications. C'est toujours ce qui arrive avec les lynchages; lorsqu'on découvre qu'on s'est trompé on se désole, mais il est trop tard… (vous voyez que la même chose est arrivée pour M. Holmès). Alors, je résolus de tout vendre, de faire argent de tout, et de fuir jusqu'à ce que l'orage fût passé; plus tard, je reviendrais avec la preuve de mon innocence. Je partis donc de nuit, et me sauvai bien loin, dans la montagne, où je vécus, déguisé sous un faux nom.

« Je devins de plus en plus inquiet et anxieux; dans mon trouble je voyais des esprits, j'entendais des voix et il me devenait impossible de raisonner sainement sur le moindre sujet; mes idées s'obscurcirent tellement que je dus renoncer à penser, tant je souffrais de la tête. Cet état ne fit qu'empirer. Toujours des voix, toujours des esprits m'entouraient. Au début, ils ne me poursuivaient que la nuit, bientôt ce fut aussi le jour. Ils murmuraient à mon oreille autour de mon lit et complotaient contre moi; je ne pouvais plus dormir et me sentais brisé de fatigue.

« Une nuit, les voix me dirent à mon oreille: « Jamais nous n'arriverons à notre but parce que nous ne pouvons ni l'apercevoir, ni par conséquent le désigner au public. »

« Elles soupirèrent, puis l'une dit: « Il faut que nous amenions Sherlock Holmès; il peut être ici dans douze jours. » Elles approuvèrent, chuchotèrent entre elles et gambadèrent de joie.

« Mon cœur battait à se rompre; car j'avais lu bien des récits sur Holmès et je pressentais quelle chasse allait me donner cet homme avec sa ténacité surhumaine et son activité infatigable.

« Les esprits partirent le chercher; je me levai au milieu de la nuit et m'enfuis, n'emportant que le sac à main qui contenait mon argent: trente mille dollars. Les deux tiers sont encore dans ce sac. Il fallut quarante jours à ce démon pour retrouver ma trace. Je lui échappai. Par habitude, il avait d'abord inscrit son vrai nom sur le registre de l'hôtel, puis il l'avait effacé pour mettre à la place celui de « Dagget Barclay ». Mais la peur vous rend perspicace. Ayant lu le vrai nom, malgré les ratures, je filai comme un cerf.

« Depuis trois ans et demi, il me poursuit dans les États du Pacifique, en Australie et aux Indes, dans tous les pays imaginables, de Mexico à la Californie, me donnant à peine le temps de me reposer; heureusement, le nom des registres m'a toujours guidé, et j'ai pu sauver ma pauvre personne !

« Je suis mort de fatigue! Il m'a fait passer un temps bien cruel, et pourtant, je vous le jure, je n'ai jamais fait de mal ni à lui, ni à aucun des siens. »

Ainsi se termina le récit de cette lamentable histoire qui bouleversa tous les jeunes gens; quant à moi, chacune de ces paroles me brûla le cœur comme un fer rouge. Nous décidâmes d'adopter le vieillard, qui deviendrait mon hôte et celui d'Hyllyer. Ma résolution est bien arrêtée maintenant; je l'installerai à Denver et le réhabiliterai.

Mes camarades lui donnèrent la vigoureuse poignée de main de bienvenue des mineurs et se dispersèrent pour répandre la nouvelle.

A l'aube, le lendemain matin, Well-Fargo, Ferguson et Ham Sandwich nous appelèrent à voix basse et nous dirent confidentiellement :

– La nouvelle des mauvais traitements endurés par cet étranger s'est répandue aux alentours et tous les camps des mineurs se soulèvent. Ils arrivent en masse de tous côtés, et vont lyncher le professeur. L'agent Harry a une frousse formidable et a téléphoné au shériff.

– Allons, venez !

Nous partîmes en courant. Les autres avaient le droit d'interpréter cette aventure à leur façon. Mais dans mon for intérieur, je souhaitais vivement que le shériff pût arriver à temps, car je n'avais nulle envie d'assister de sang-froid à la pendaison de Sherlock Holmès. J'avais entendu beaucoup parler du shériff, mais j'éprouvai quand même le besoin de demander: « Est-il vraiment capable de contenir la foule? »

– Contenir la foule! lui, Jack Fairfak, contenir la foule! Mais vous plaisantez! Vous oubliez que cet énergumène a dix-neuf scalps à son acquit, oui! dix-neuf scalps !

En approchant nous entendîmes nettement des cris, des gémissements, des hurlements qui s'accentuèrent à mesure que nous avancions; ces cris devinrent de plus en plus forts, et lorsque nous atteignîmes la foule massée sur la place devant la taverne, le bruit nous assourdit complètement.

Plusieurs gaillards de « Dalys Gorge » s'étaient brutalement saisis de Holmès, qui pourtant affectait un calme imperturbable.

Un sourire de mépris se dessinait sur ses lèvres et, en admettant que son cœur de Breton ait pu un instant connaître la peur de la mort, son énergie de fer avait vite repris le dessus et maîtrisait tout autre sentiment.

– Venez vite voter, vous autres! cria Shadbelly Higgins, un compagnon de la bande Daly: vous avez le choix entre pendu ou fusillé !

– Ni l'un ni l'autre! hurla un de ses camarades. Il ressusciterait la semaine prochaine! le brûler, voilà le seul moyen de ne plus le voir revenir.

 

Les mineurs, dans tous les groupes, répondirent par un tonnerre d'applaudissements et se portèrent en masse vers le prisonnier; ils l'entourèrent en criant: « Au bûcher! Au bûcher! » Puis ils le traînèrent au poteau, l'y adossèrent en l'enchaînant et l'entourèrent jusqu'à la ceinture de bois et de pommes de pin. Au milieu de ces préparatifs, sa figure ferme ne bronchait pas et le même sourire de dédain restait esquissé sur ses lèvres fines.

– Une allumette! Apportez une allumette !

Shadbelly la frotta, abrita la flamme de sa main, se baissa et alluma les pommes de pin. Un silence profond régnait sur la foule; le feu prit et une petite flamme lécha les pommes de pin. Il me sembla entendre un bruit lointain de pas de chevaux. Ce bruit se rapprocha et devint de plus en plus distinct, mais la foule absorbée paraissait ne rien entendre.

L'allumette s'éteignit. L'homme en frotta une autre, se baissa et de nouveau la flamme jaillit. Cette fois elle courut rapidement au travers des brins de bois. Dans l'assistance, quelques hommes détournèrent la tête. Le bourreau tenait à la main son allumette carbonisée et surveillait la marche du feu. Au même instant, un cheval déboucha à plein galop du tournant des rochers, venant dans notre direction.

Un cri retentit :

– Le shériff !

Fendant la foule, le cavalier se fraya un passage jusqu'au bûcher; arrivé là, il arrêta son cheval sur les jarrets et s'écria :

– Arrière, tas de vauriens !

Tous obéirent à l'exception du chef qui se campa résolument et saisit son revolver. Le shériff fonça sur lui, criant :

– Vous m'entendez, espèce de forcené. Éteignez le feu, et enlevez au prisonnier ses chaînes.

Il finit par obéir. Le shériff prit la parole, rassemblant son cheval dans une attitude martiale; il ne s'emporta pas et parla sans véhémence, sur un ton compassé et pondéré, bien fait pour ne leur inspirer aucune crainte.

– Vous faites du propre, vous autres! Vous êtes tout au plus dignes de marcher de pair avec ce gredin de Shadbelly Higgins, cet infâme… reptile qui attaque les gens par derrière et se croit un héros.

Ce que je méprise par-dessus tout, c'est une foule qui se livre au lynchage. Je n'y ai jamais rencontré un homme à caractère. Il faut en éliminer cent avant d'en trouver un qui ait assez de cœur au ventre pour oser attaquer seul un homme même infirme. La foule n'est qu'un ramassis de poltrons et quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent le shériff lui-même est le roi des lâches.

Il s'arrêta, évidemment pour savourer ces dernières paroles et juger de l'effet produit, puis il reprit :

– Le shériff qui abandonne un prisonnier à la fureur aveugle de la foule est le dernier des lâches. Les statistiques constatent qu'il y a eu cent quatre-vingt-deux shériffs, l'année dernière, qui ont touché des appointements injustement gagnés. Au train où marchent les choses, on verra bientôt figurer une nouvelle maladie dans les livres de médecine sous le nom de « mal des shériffs ».

Les gens demanderont: « Le shériff est encore malade? »

Oui! il souffre toujours de la même maladie incurable.

On ne dira plus: « Un tel est allé chercher le shériff du comité de Rapalso! » mais: un tel est allé chercher le « froussard » de Rapalso! Mon Dieu! qu'il faut donc être lâche pour avoir peur d'une foule en train de lyncher un homme !

Il regarda le prisonnier du coin de l'œil et lui demanda :

– Étranger, qui êtes-vous et qu'avez-vous fait ?

– Je m'appelle Sherlock Holmès; je n'ai rien à me reprocher.

Ce nom produisit sur le shériff une impression prodigieuse. Il se remit à haranguer la foule, disant que c'était une honte pour le pays d'infliger un outrage aussi ignominieux à un homme dont les exploits étaient connus du monde entier pour leur caractère merveilleux, et dont les aventures avaient conquis les bonnes grâces de tous les lecteurs par le charme et le piquant de leur exposition littéraire. Il présenta à Holmès les excuses de toute la nation, le salua très courtoisement et ordonna à l'agent Harris de le ramener chez lui, lui signifiant qu'il le rendrait personnellement responsable si Holmès était de nouveau maltraité. Se tournant ensuite vers la foule, il s'écria :

– Regagnez vos tannières, tas de racailles !

Ils obéirent; puis s'adressant à Shadbelly :

– Vous, suivez-moi, je veux moi-même régler votre compte. Non, gardez ce joujou qui vous sert d'arme; le jour où j'aurai peur de vous sentir derrière moi avec votre revolver, il sera temps pour moi d'aller rejoindre les cent quatre-vingt-deux poltrons de l'année dernière. – Et, ce disant, il partit au pas de sa monture suivi de Shadbelly.

En rentrant chez nous vers l'heure du déjeuner, nous apprîmes que Fetlock Jones était en fuite; il s'était évadé de la prison et battait la campagne. Personne n'en fut fâché au fond. Que son oncle le poursuive, s'il veut; c'est son affaire; le camp tout entier s'en lave les mains.

V
LE JOURNAL REPREND

Dix jours plus tard.

« James Walker » va bien physiquement, et son cerveau est en voie de guérison. Je pars avec lui pour Denver demain matin.

La nuit suivante.

Quelques mots envoyés à la hâte d'une petite gare. En me quittant, ce matin, Hillyer m'a chuchoté à l'oreille :

– Ne parlez de ceci à Walker que quand vous serez bien certain de ne pas lui faire de mal en arrêtant les progrès de son rétablissement. Le crime ancien auquel il a fait allusion devant nous a bien été commis, comme il le dit, par son cousin.

Nous avons enterré le vrai coupable l'autre soir, l'homme le plus malheureux du siècle, Flint Buckner. Son véritable nom était « Jacob Fuller ».

Ainsi, ma chère mère, ma mission est terminée. Je viens d'accomplir mon mandat. Sans m'en douter, j'ai conduit à sa dernière demeure votre mari, mon père. Qu'il repose en paix !

FIN

CANNIBALISME EN VOYAGE

Je revenais dernièrement de visiter Saint-Louis, lorsqu'à la bifurcation de Terre-Haute (territoire d'Indiana), un homme de quarante à cinquante ans, à la physionomie sympathique, aux manières affables, monta dans mon compartiment et s'assit près de moi; nous causâmes assez longtemps pour me permettre d'apprécier son intelligence et le charme de sa conversation. Lorsqu'au cours de notre entretien, il apprit que j'étais de Washington, il se hâta de me demander des « tuyaux » sur les hommes politiques, sur les affaires gouvernementales; je m'aperçus d'ailleurs très vite qu'il était au courant de tous les détails, de tous les dessous politiques, et qu'il en savait très long sur les faits et gestes des sénateurs et des représentants des Chambres aux Assemblées législatives. A une des stations suivantes deux hommes s'arrêtèrent près de nous et l'un d'eux dit à l'autre :

« Harris, si vous faites cela pour moi, je ne l'oublierai de ma vie. »

Les yeux de mon nouveau compagnon de voyage brillèrent d'un singulier éclat; à n'en pas douter, ces simples mots venaient d'évoquer chez lui quelque vieux souvenir. Ensuite son visage redevint calme, presque pensif. Il se tourna vers moi et me dit :

– Laissez-moi vous conter une histoire, vous dévoiler un chapitre secret de ma vie, une page que j'avais enterrée au fin fond de moi-même. Écoutez-moi patiemment, et ne m'interrompez pas.

Je promis de l'écouter; il me raconta l'aventure suivante, avec des alternatives d'animation et de mélancolie, mais toujours avec beaucoup de persuasion et un grand sérieux.

Récit de cet étranger :

« Le 19 décembre 1853, je quittai Saint-Louis par le train du soir qui va à Chicago. Tous compris, nous n'étions que vingt-quatre voyageurs hommes; ni femmes ni enfants; nous fîmes vite connaissance et comme nous paraissions tous de bonne humeur, une certaine intimité ne tarda pas à s'établir entre nous.

« Le voyage s'annonçait bien; et pas un d'entre nous ne pouvait pressentir les horribles instants que nous devions bientôt traverser.

« A 11 heures, il neigeait ferme. Peu après avoir quitté le village de Welden, nous entrâmes dans les interminables prairies désertes qui s'étendent horriblement monotones pendant des lieues et des lieues; le vent soufflait avec violence, car il ne rencontrait aucun obstacle sur sa route, ni arbres, ni collines, ni même un rocher isolé; il chassait devant lui la neige qui tombait en rafales et formait sous nos yeux un tapis épais. Elle tombait dru, cette neige, et le ralentissement du train nous indiquait assez que la locomotive avait peine à lutter contre la résistance croissante des éléments. Le train stoppa plusieurs fois et nous vîmes au-dessus de nos têtes un double rempart de neige aveuglant de blancheur, triste comme un mur de prison.

« Les conversations cessèrent; la gaieté fit place à l'angoisse; la perspective d'être murés par la neige au milieu de la prairie déserte, à cinquante lieues de toute habitation, se dressait comme un spectre devant chacun de nous et jetait une note de tristesse sur notre bande tout à l'heure si joyeuse.

« A deux heures du matin, je fus tiré de mon sommeil agité par un arrêt brusque. L'horrible vérité m'apparut dans toute sa nudité hideuse: nous étions bloqués par la neige. « Tous les bras à la rescousse! » On se hâta d'obéir. Chacun redoubla d'efforts sous la nuit noire et la tourmente de neige, parfaitement convaincu qu'une minute perdue pouvait causer notre mort à tous. Pelles, planches, mains, tout ce qui pouvait déplacer la neige fut réquisitionné en un instant.

« Quel étrange spectacle de voir ces hommes lutter contre les neiges amoncelées, et travailler d'arrache-pied, les uns plongés dans une obscurité profonde, les autres éclairés par la lueur rougeâtre du réflecteur de la machine !

« Au bout d'une heure, nous étions fixés sur l'inutilité complète de nos efforts; car la tempête remplissait en rafales les tranchées que nous avions pratiquées. Pour comble de malheur, on découvrit que les bielles de la locomotive s'étaient brisées sous la résistance du poids à déplacer. La route, eût-elle été libre, devenait impraticable pour nous !!

« Nous remontâmes dans le train, fatigués, mornes et découragés; nous nous réunîmes autour des poêles pour examiner l'état de notre situation. Nous n'avions pas de provisions de bouche; c'était là le plus clair de notre désastre! Largement approvisionnés de bois, nous ne risquions pas de mourir de froid. C'était déjà une consolation.

« Après une longue délibération, nous reconnûmes que le conducteur du train disait vrai: en effet quiconque se serait risqué à parcourir à pied les cinquante lieues qui nous séparaient du village le plus rapproché aurait certainement trouvé la mort. Impossible de demander du secours, et l'eussions-nous demandé, personne ne serait venu à nous. Il nous fallait donc nous résigner et attendre patiemment du secours ou la mort par la faim; je puis certifier que cette triste perspective suffisait à ébranler le cœur le plus stoïque.

« Notre conversation, pourtant bruyante, produisait l'illusion d'un murmure vague, qu'on distinguait à peine au milieu des rafales de vent; la clarté des lampes diminua peu à peu, et la plus grande partie des « naufragés » se turent, les uns pour réfléchir, les autres pour chercher dans le sommeil l'oubli de leur situation tragique.

« Cette nuit nous parut éternelle; l'aurore glacée et grise commença à poindre à l'est; à mesure que le jour grandissait, les voyageurs se réveillèrent et se donnèrent du mouvement pour essayer de se réchauffer; l'un après l'autre, ils étirèrent leurs membres raidis par le sommeil, et regardèrent par les fenêtres le spectacle horrible qui s'offrait à leurs yeux. Horrible! il l'était en effet, ce spectacle. Pas une habitation! pas un atome vivant autour de nous! partout le désert, blanc comme un linceul; la neige, fouettée en tous sens par le vent, tourbillonnait en flocons dans l'espace.

« Nous errâmes toute la journée dans les wagons, parlant peu, absorbés dans nos pensées; puis vint une seconde nuit, longue, monotone, pendant laquelle la faim commença à se faire sentir.

« Le jour reparut; silencieux et triste, nous faisions le guet, attendant un secours qui ne pouvait pas venir; une autre nuit lui succéda, agitée de rêves fantastiques pendant lesquels des festins somptueux et les fêtes bacchiques défilaient sous nos yeux! Le réveil n'en fut que plus pénible! Le quatrième et le cinquième jour parurent! Cinq jours de véritable captivité! La faim se lisait sur tous les visages déprimés qui accusaient l'obsession d'une même idée fixe, d'une pensée à laquelle nul n'osait ni ne voulait s'arrêter. Le sixième jour s'écoula, et le septième se leva sur notre petite troupe haletante, terrifiée à l'idée de la mort qui nous guettait. Il fallait pourtant en finir et parler. Les lèvres de chacun étaient prêtes à s'entr'ouvrir pour exprimer les sombres pensées qui venaient de germer dans nos cerveaux. La nature, trop longtemps comprimée, demandait sa revanche et faisait entendre un appel impérieux !

 

« Richard H. Gaston, de Minnesota, grand, d'une pâleur de spectre, se leva. Nous savions ce qui allait sortir de sa bouche; un grand calme, une attention recueillie avaient remplacé l'émotion, l'excitation factice des jours précédents.

« – Messieurs, il est impossible d'attendre davantage! L'heure a sonné. Il nous faut décider lequel d'entre nous mourra pour servir de nourriture aux autres.

« M. John J. Villiams, de l'Illinois, se leva à son tour: – Messieurs, dit-il, je propose pour le sacrifice le Révérend James Sawyer de Tennessee.

« – Je propose M. Daniel Hote de New-York, répondit M. W. R. Adams, d'Indiana.

« M. Charles Langdon: – Que diriez-vous de M. Samuel Bowen de Saint-Louis ?

« – Messieurs, interrompit M. Hote, j'opine plutôt en faveur du jeune John A. Van Nostrand, de New-Jersey.

« H. Gaston: – S'il n'y a pas d'objection, on accédera au désir de M. Hote.

« M. Van Nostrand ayant protesté, la proposition de M. Hote fut repoussée, celles de MM. Sawyer et Bowen ne furent pas acceptées davantage.

« M. A. – L. Bascom, de l'Ohio, se leva: – Je suis d'avis de clore la liste des candidatures et de laisser l'Assemblée procéder aux élections par vote.

« M. Sawyer: – Messieurs, je proteste énergiquement contre ces procédés irréguliers et inacceptables. Je propose d'y renoncer immédiatement, et de choisir un président à l'Assemblée; nous pourrons ensuite poursuivre notre œuvre sans violer les principes immuables de l'équité.

« M. Bell, de Iowa: – Messieurs, je proteste. Ce n'est pas le moment de s'arrêter à des formalités absurdes. Voilà huit jours que nous ne mangeons pas; et chaque minute perdue en discussions vaines rend notre situation plus critique. Les propositions précédentes me satisfont entièrement (ces messieurs en pensent autant, je crois); pour ma part, je ne vois donc pas pourquoi nous ne nous arrêterions pas à l'une d'elles, il faut en finir au plus vite.

« M. Gaston: – De toutes façons, l'élection nous demanderait au moins vingt-quatre heures, et c'est justement ce retard que nous voulons éviter. Le citoyen de New-Jersey…

« M. Van Nostrand: – Messieurs, je suis un étranger parmi vous; je n'ai donc aucun droit à l'honneur que vous me faites, et j'éprouve une certaine gêne à…

« M. Morgan d'Alabama, l'interrompant: – Je demande que la question soit soumise au vote général. Ainsi fut fait, et le débat prit fin, bien entendu. Un conseil fut constitué, M. Gaston nommé président, M. Blake secrétaire, MM. Holcomb, Baldwin et Dyer firent partie de « la Commission des candidatures »; M. R. – M. Howland, en sa qualité de pourvoyeur, aida la Commission à faire son choix.

« La Commission s'accorda un repos d'une demi-heure avant de procéder à ses grands travaux. L'Assemblée se réunit, et le comité porta son choix sur quelques candidats: MM. George Ferguson, de Kentucky, Lucien Herrman, de la Louisiane, et W. Messick, du Colorado. Ce choix fut ratifié.

« M. Rogers, de Missouri, se leva: – Monsieur le Président, les décisions ayant été prises maintenant selon les règles, je propose l'amendement suivant, en vue de substituer au nom de M. Herrman celui de M. Lucius Harris, de Saint-Louis, qui est honorablement connu de tous ici. Je ne voudrais en quoi que ce soit amoindrir les grandes qualités de ce citoyen de la Louisiane, loin de là. J'ai pour lui toute l'estime et la considération que méritent ses vertus. Mais il ne peut échapper à personne d'entre nous que ce candidat a maigri étonnamment depuis le début de notre séjour ici. Cette considération me porte à affirmer que le comité s'est fourvoyé en proposant à nos suffrages un candidat dont la valeur morale est incontestable, mais dont les qualités nutritives sont…

« Le Président: – Le citoyen du Missouri est prié de s'asseoir; le Président ne peut admettre que les décisions du comité soient critiquées sans suivre la voie régulière.

« Quel accueil fera l'Assemblée à la proposition de ce citoyen ?

« M. Halliday, de Virginie: – Je propose un second amendement visant la substitution de M. Harvey Davis, de l'Orégon, à M. Messick. Vous estimerez sans doute avec moi que les labeurs et les privations de la vie de frontière ont dû rendre M. Davis quelque peu coriace; mais, Messieurs, pouvons-nous, à un moment aussi tragique, ergoter sur la qualité de la chair humaine? Pouvons-nous discuter sur des pointes d'aiguilles? Avons-nous le droit de nous arrêter à des considérations sans importance? Non, Messieurs; la corpulence, voilà tout ce que nous demandons; l'embonpoint, le poids sont à nos yeux les principales qualités requises: le talent, le génie, la bonne éducation, tout cela nous est indifférent. J'attire votre attention sur le sens de mon amendement.

« M. Morgan (très agité): – Monsieur le Président, en principe, je suis pour ma part absolument opposé à cet amendement. Le citoyen de l'Orégon est vieux; de plus, il est fortement charpenté, et très peu dodu. Que ces Messieurs me disent s'ils préfèrent le pot-au-feu à une alimentation substantielle? et s'ils se contenteraient de « ce spectre de l'Orégon » pour assouvir leur faim? Je demande à M. Halliday, de Virginie, si la vue de nos visages décavés, de nos yeux hagards ne lui fait pas horreur; s'il aura le courage d'assister plus longtemps à notre supplice en prolongeant la famine qui déchire nos entrailles et en nous offrant le paquet d'os que représente le citoyen en question? Je lui demande s'il réfléchit à notre triste situation, à nos angoisses passées, à notre avenir effroyable; va-t-il persister à nous jeter en pâture cette ruine, cette épave, ce vagabond misérable et desséché, des rives inhospitalières de l'Orégon? Non! il ne l'osera pas! (Applaudissements.)

« La proposition fut mise aux voix et repoussée après une discussion violente. M. Harris restait désigné, en conformité du premier amendement. Le scrutin fut ouvert. Il y eut cinq tours sans résultat. Au sixième, M. Harris fut élu, tous les votes, sauf le sien, s'étant portés sur son nom. Il fut alors proposé que ce scrutin serait ratifié par un vote unanime à mains levées; mais l'unanimité ne put être obtenue, M. Harris votant encore contre lui-même.

« M. Radiway proposa alors que l'assemblée fît son choix parmi les derniers candidats, et que l'élection eût lieu sans faute pour le déjeuner. Cette proposition fut acceptée.

« Au premier tour, il y eut scission: les uns penchaient en faveur d'un candidat réputé très jeune; les autres lui préféraient un autre homme de belle stature. Le vote du président fit incliner la balance du côté du dernier, M. Messick; mais cette solution déplut fortement aux partisans de M. Ferguson, le candidat battu; on songea même un instant à demander un nouveau tour de scrutin; bref, tous décidèrent d'ajourner la solution, et la séance fut levée de suite.

« Les préparatifs du repas détournèrent l'attention du parti Ferguson et au moment où le fil de la discussion allait reprendre, on annonça en grande pompe que M. Harris était servi. Cette nouvelle produisit un soulagement général.

« Les tables furent improvisées avec les dossiers de fauteuils des compartiments, et nous nous assîmes, la joie au cœur, en pensant à ce régal après lequel nous soupirions depuis une grande semaine. En quelques instants, nous avions pris une tout autre physionomie. Tout à l'heure le désespoir, la misère, la faim, l'angoisse fiévreuse, étaient peints sur nos visages; maintenant une sérénité, une joie indescriptible régnaient parmi nous; nous débordions de bonheur. J'avoue même sans fausse honte que cette heure de soulagement a été le plus beau moment de ma vie d'aventures.

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